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MICHEL-ANGE.

la chose s’était passée et lui promit, s’il voulait venir à Rome avec lui, de lui faire rembourser la différence et de l’accorder avec son maître, à qui, il en était certain, il serait agréable. Michel-Ange, autant par dépit d’avoir été trompé que pour le plaisir de voir Rome tant louée par ce gentilhomme, comme le plus large champ de l’art où chacun pouvait montrer sa valeur, se décida à partir avec lui. Il alla loger dans la maison du gentilhomme, voisine du palais du cardinal. Quand celui-ci fut avisé par lettres comment la chose s’était passée, il fit arrêter l’homme qui lui avait vendu la statue pour un antique et il la lui rendit contre débours de son argent. Cette œuvre étant tombée, je ne sais comment, entre les mains du duc de Valentinois, fut donnée à la marquise de Mantoue et, par celle-ci, envoyée à Mantoue, où elle se trouve dans la maison de ces seigneurs. En cette affaire, le cardinal de Saint-Georges fut blâmé par quelques-uns : parce que si cette œuvre, vue à Rome par tous les gens du métier, avait été également jugée par tous comme très belle, il ne semblait pas qu’elle dût tirer tant d’offense d’être une œuvre moderne, et qu’au prix de deux cents écus un homme aussi riche que ce cardinal eût dû accepter de s’en priver. S’il lui déplaisait tant d’avoir été trompé, il pouvait faire débourser le surplus du payement au négociateur de la vente, qu’il avait déjà fait arrêter, à domicile. Somme toute, personne n’en pâtit plus que Michel-Ange, qui n’en tira pas un denier de plus que ceux qu’il en avait reçus à Florence. Quant à l’intelligence et au dilettantisme du cardinal de Saint-Georges pour les statues, la preuve en est assez manifestée par ce fait que, tout le temps que Michel-Ange resta auprès de lui, — c’est-à-dire environ un an, — l’artiste en attendit une commande, et n’en reçut jamais la plus petite.

XIX. — Il s’en trouva cependant qui, connaissant cette bonne occasion, voulurent en profiter. Ainsi messire Jacopo Galli, gentilhomme romain et de belle intelligence, lui fit faire pour sa maison un Bacchus en marbre de dix palmes, dont la conception et les lignes répondent tout à fait à l’intention des écrivains antiques. La face en est joyeuse, les yeux en sont révulsés et lascifs, comme on en voit chez ceux qui sont épris follement de l’amour du vin. Dans sa main droite il tient une coupe, à la manière de qui veut boire, et il se mire dans elle comme qui prend plaisir à cette liqueur dont ce dieu a été l’inventeur ; et, pour s’en faire gloire, il ceint sa tête d’une guirlande de pampres. De son bras gauche tombe une peau de tigre, animal dédié à cette divinité, parce que, de tous, il se délecte le plus de raisin ; et l’artiste a fait plutôt la peau que l’animal, pour signifier qu’à se laisser tant attirer par les sens et par l’appétit de ce fruit et de sa liqueur, il y laisse finalement la vie. La main de ce bras tient une grappe, et un petit satyre l’imite, à ses pieds, qui s’en régale allègre et léger, et qui paraît avoir sept ans, comme ce Bacchus peut en avoir dix-huit. Messire Jacopo voulut aussi que Michel-Ange lui fît un Cupidon. L’une et l’autre de ces œuvres se voient, aujourd’hui, dans la maison de messer Juliano et messer Paolo Galli, gentilshommes de cour et de bien, avec lesquels Michel-Ange a toujours gardé une stricte amitié.

XX. — Peu après, sur la demande du cardinal de Saint-Denis, appelé le cardinal Rovano[1], d’un bloc de marbre il fit sortir cette merveilleuse statue

  1. Comme Vasari, Condivi se trompe en confondant deux cardinaux distincts. Celui de