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CORRESPONDANCE

Qui ne s’épouvanterait de donner son pinceau à ce terrible sujet ? Je vois, au milieu des foules, l’Antéchrist dans un aspect que vous seul lui pouvez donner. Je vois l’épouvante sur le front des vivants ; je vois la menace que font de s’éteindre le soleil, la lune et les étoiles ; je vois la vie s’exhaler, en quelque sorte, du feu, de l’air, de la terre et des eaux ; je vois là, à l’écart, la Nature terrifiée se ramassant dans sa vieillesse décrépite et stérile ; je vois le Temps desséché de frayeur et tremblant, qui est arrivé à son terme et s’assied sur un tronc (roc) aride ; et tandis qu’au son de la trompette des anges je sens battre les cœurs dans toutes les poitrines, je vois la Vie et la Mort prises d’épouvante et de confusion, l’une se fatiguant à relever les morts, et l’autre pourvoyant à abattre les vivants. Je vois l’Espérance et le Désespoir guidant les groupes des bons et les foules des méchants. Je vois le théâtre des nues se teindre des couleurs échappées aux purs rayons du ciel où, sur ses milices (d’anges), le Christ vient s’asseoir, ceint de splendeur et de terreur à la fois. Je vois sa face fulgurer et, aux joyeux et terribles éclairs de sa flamme, remplir d’allégresse les bons, et de peur, les méchants. Cependant, je vois les suppôts de l’abîme qui, avec un aspect horrible, jettent la gloire des martyrs et des saints à la face des César et des Alexandre : car c’est autre chose d’avoir vaincu le monde, et de s’être vaincu soi-même. Je vois la Renommée avec ses couronnes et ses palmes, jetée sous les roues de son propre char. Finalement, je vois sortir la grande sentence de la bouche du Fils de Dieu. Je la vois sortir en forme de deux traits, l’un de salut et l’autre de damnation ; ils volent jusque vers la terre, ils la frappent ; et je l’entends, elle, à ces coups, qui se brise et se résout en poussière. Je vois les lumières du ciel et les fournaises de l’abîme diviser les ténèbres tombées sur la face de l’air ; et, dans cette image que je me fais de la ruine du jour dernier, je me dis : « Si l’on craint et l’on tremble à contempler seulement l’œuvre du Buonarroti, quelle crainte et quel tremblement éprouvera-t-on du jugement de Celui qui doit nous juger tous ?



XXVIII

Michel-Ange à messer Pietro Aretino, à Venise [1].
Rome, septembre 1537. 0000

0000Magnifique messer Pietro, mon seigneur et frère,

En recevant votre lettre, j’ai eu plaisir et peine à la fois. Je me suis beaucoup réjoui d’aller vous voir, parce que votre valeur est unique au monde ; et j’en ai eu un vif regret, parce qu’après avoir lu, en grande partie, votre histoire, je ne peux la reproduire dans mon œuvre. Votre imagination est

  1. Pierre l’Arétin avait écrit à Michel-Ange la lettre qu’on vient de lire, à propos du Jugement dernier que celui-ci peignait alors à la Chapelle Sixtine. Une deuxième lettre de l’Arétin, qu’on lira à la date de 1545 et qui fut inutilement injurieuse pour Michel-Ange, prouve que le pinceau du peintre avait fait autre chose que suivre les conseils dus à la plume de cet écrivain.