Page:Michaud - Biographie universelle ancienne et moderne - 1843 - Tome 41.djvu/636

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de contemporains fait souvent plus de plaisir à voir que les plus beaux portraits d’illustres morts. » Ainsi parlait un ancien ministre, et on pouvait le croire. Toutefois, ce travail ou ces impressions de voyage ministériel ne pouvant suffire à son activité d’esprit, il voulut donner suite au projet qu’il avait depuis longtemps d’écrire un nouveau livre ; mais sur quel sujet ? Il est bon de savoir, pour l’appréciation de l’ouvrage qui sortit de cette méditation, qu’à ce moment il le cherchait encore. « J’avais souvent songé à l’empire, dit-il, cet acte singulier du drame encore sans dénoûment qu’on nomme la révolution française ; mais j’avais toujours été rebuté par la vue d’obstacles insurmontables, et surtout par la pensée que j’aurais l’air de vouloir refaire des livres célèbres déjà faits. » Tocqueville s’était donc arrêté à un autre plan ; il avait pensé qu’il ne fallait pas entreprendre une monographie de l’histoire de l’empire, mais comprendre cette grande période historique dans l’histoire générale qu’il se proposait d’écrire sur les origines et les effets de la révolution, « de manière à montrer et à faire comprendre la cause, le caractère, la portée des grands événements qui forment les anneaux principaux de la chaîne de ce temps… ». On voit naître ici et se former dans l’esprit du publiciste cet autre grand ouvrage : l’Ancien régime et la Révolution, lequel, bien qu’inachevé, produisit dans le monde politique et littéraire une profonde sensation. Mais avant de le faire paraître il rechercha et disposa avec soin ses matériaux. Après avoir étudié la langue allemande, il visita l’Allemagne, où se rencontraient encore nombreuses des traces de la société féodale. Il est intéressant de le suivre dans cette préparation, pleine d’anxiété pour lui. « J’ai à peu près terminé, écrivait-il à M. Rivet, les travaux préparatoires dont je vous ai parlé. Je me mettrai à écrire véritablement dans une dizaine de jours. C’est alors que je me recommande à vos prières ; car alors seulement se posera et se débattra au dedans de moi cette redoutable question de savoir si je puis, oui ou non, tirer désormais parti de ma vie. » On voit encore tout le trouble d’esprit qu’il éprouvait au moment de mettre la main à l’œuvre dans une lettre à M. Freslon (3 novembre 1853) : « C’est enfin la semaine prochaine que j’abandonnerai la lecture des livres et la recherche des vieux papiers pour commencer à écrire moi-même. Je vous assure que je vois arriver ce moment avec une grande anxiété et une sorte de terreur. Y a-t-il en effet dans le sujet que j’ai choisi de quoi faire le livre que j’ai rêvé, et suis-je l’homme qu’il faut pour réaliser ce rêve ? Que ferais-je si j’apercevais que j’ai pris des inspirations vagues pour des idées précises, des notions vraies mais communes pour des pensées originales et neuves ? » Rien de plus respectable que ces perplexités, ces craintes d’un esprit consciencieux et supérieur. Elles ne devaient pas être fondées, et sauf la satisfaction, qu’il n’eut pas, de laisser une œuvre achevée, à la manière dont le livre fut accueilli en France et à l’étranger (il fut traduit dans toutes les langues), Tocqueville put se dire que l’ouvrage de la maturité de ses années n’était pas indigne de celui qui « avait fondé sa réputation. Le livre intitulé l’Ancien régime et la Révolution a eu pour objet et aussi pour résultat, comme le dit fort bien M. de Rémusat (Revue des Deux-Mondes, 15 octobre 1861), d’établir ce qui ne peut guère être contesté, que l’ancien régime avait été aussi centralisateur que les régimes qui l’ont suivi ; que la révolution et l’empire n’avaient fait sous un certain rapport qu’achever et manifester son ouvrage. » Rien de plus vrai ; seulement il convient d’ajouter que la révolution a inscrit dans la loi ce qui dépendait avant tout de la volonté et de l’arbitraire d’un homme, roi ou ministre, s’appelât-il Louis XI, Richelieu ou Louis XIV. La première partie du livre parut au commencement de 1856. Comment l’auteur l’aurait-il terminé ? Il serait difficile de le dire. Selon l’écrivain que nous venons de citer, il aurait eu à montrer (le pouvait-il ?) comment devait finir la révolution. Soucieux de donner au public tout ce qui pouvait mettre en état de suivre la vigoureuse et logique pensée de l’auteur, M. G. de Beaumont, le digne confident de ce rare esprit, après avoir hésité à faire paraître deux chapitres de la seconde partie que l’on pouvait considérer comme achevés, s’est cependant décidé, après en avoir été vivement sollicité, à les présenter comme un spécimen curieux et précieux de l’ouvrage tout entier. C’est la partie du livre qui dépeint l’état de la France avant le 18 brumaire et montré, — point de vue neuf et vraiment original, — « comment, tout en n’étant plus républicaine, la France n’avait pas cessé d’être révolutionnaire ». Cette publication fait partie de l’ouvrage intitulé Œuvres et Correspondance inédites d’Alexis de Tocqueville, précédé d’une notice, par M. G. de Beaumont, membre de l’Institut, 1861, Ce recueil était de nature à exciter vivement l’attention, et on peut dire ici avec Tocqueville lui-même (Lettre à M. Freslon) que l’on aime à lire les mémoires, « surtout ceux des gens célèbres, pour peu qu’ils aient un peu de véracité. Il semble toujours qu’on va trouver le secret de ces belles machines qui ont produit de si belles œuvres… » La correspondance embrasse presque toute la vie de l’écrivain de là Démocratie. La première lettre est datée de 1823 et la dernière a été écrite le 9 avril 1859, sept jours avant sa mort, survenue (le 16 avril) à Cannes, où il s’était rendu trop tard pour sa santé. Les lettres de cet éminent publiciste font connaître l’homme. On l’y voit correspondre avec des amis également célèbres, tels