Page:Metzger - La philosophie de la matière chez Lavoisier, 1935.djvu/48

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
46
LA PHILOSOPHIE DE LA MATIÈRE

fois avec le feu de Boerhaave et le phlogistique de Stahl qu’elle modifie singulièrement. Car cet étrange élément, ce fluide étendu et sans pesanteur, doué d’affinités chimiques d’une part et capable d’autre part de s’insinuer entre les pores des matières ordinaires dont il écarte les molécules, a une réalité substantielle et grammaticale, ce qui dans la langue bien faite de Condillac est tout un[1].

Nous ne pouvons donc pas souscrire au jugement de Berthelot[2], qui a affirmé que le ferme esprit de Lavoisier a cédé à je ne sais quel romanesque, inconsistant et sans valeur scientifique, lorsqu’il a attribué au calorique une corporéité de réactif chimique ; nous reconnaissons pourtant que ce calorique porteur de qualités peut apparaître comme une survivance d’un passé périmé, éliminé d’ailleurs plus tard de la chimie par la théorie mécanique de la chaleur[3] ; nous reconnaissons encore que l’existence même de fluides impondérables semble bien être un illogisme ou une disparate chez le savant qui a apporté à l’humanité la conscience claire de la vertu mathématique de la balance ; nous osons cependant assurer comme cela ressort de notre travail que ce fluide calorique sous son double aspect de principe gazéifiant et de cause de la chaleur fut le principal instrument doctrinal dont Lavoisier fit usage quand il renouvela d’une manière si féconde la théorie chimique.

Si cette vérité a échappé à des chimistes, des historiens ou des philosophes de grande valeur, cela tient à ce que la pensée contemplative que ces savants ont seule utilisée dans ces sortes de recherches veut jouir tout de suite d’une harmonie logique totale, ou d’une beauté artistique parfaite et ignore même l’existence de la zone intermédiaire où la science est effectivement construite, et où la pensée aux prises avec l’expérience essaye de se frayer une voie nouvelle. La clarté à laquelle la science aspire n’est pas donnée et ne saurait être gracieusement offerte par la nature ; malgré l’opinion simpliste, spontanée et instinctive des vulgarisateurs superficiels qui croient et font croire au public que les théories contemporaines résultent directement d’un bon sens enfin retrouvé et passablement paresseux, cette clarté est conquise par un travail intense, prolongé et dont il est impossible de déterminer d’avance s’il sera fructueux ; mais cette clarté qui illumine des terrains autrefois plongés dans l’obscurité n’est jamais totale ; elle laisse certains îlots d’ombres épaisses que les chercheurs s’emploieront à amener en pleine lumière ; ainsi la destruction du phlogistique a-t-elle été pour Lavoisier un but et pour ses successeurs un point de départ. N’insistons pas. Nous prions le lecteur de ne pas considérer nos conclusions comme des dogmes désormais assurés ; nous lui demanderons plutôt de les soumettre à l’épreuve d’une critique sévère, de s’y opposer de toutes ses forces pour en découvrir les points faibles et d’en éprouver la solidité, avant de se risquer à en tirer telles conséquences qui lui sembleront justifiées.

  1. Cette étude était déjà rédigée lorsque nous avons lu le livre de M. Gregory. Combustion from Heracleites to Lavoisier, Londres 1934. M. Gregory pense comme nous que le calorique se substitua au feu de Boerhaave et au phlogistique de Stahl.
  2. Berthelot écrit en effet dans son célèbre ouvrage : La Révolution chimique Lavoisier, p. 97 : « Le ferme esprit de Lavoisier lui même n’est pas exempt d’un côté romanesque quand il cherche à trop approfondir ces questions… Il s’attache d’une façon absolue à la matérialité de la chaleur envisagée comme un élément constituant des gaz… La notion si claire et si précise de gaz pesants et coercibles finissait par se dissoudre en quelque sorte, en une série d’intermédiaires hypothétiques, qui se confondaient peu à peu avec la notion extrême et plus obscure des fluides impondérables ».
  3. Si le principe gazéifiant est une survivance scolastique, que dire du principe acidifiant ? Voir : Les concepts scientifiques.