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provision de preuves : le dossier des sottises cueillies chez les grands hommes[1]. »

Quoiqu’il en soit, une telle constance dans la recherche de la sottise déconcerte et confond. Une pareille sûreté de jugement stupéfie… Et c’est là où Flaubert courait le danger de passer la mesure — au moins dans les intentions qu’il avait manifestées, puisque nous ne pouvons savoir ce qu’aurait été le roman dans son texte définitif. Comment admettre, étant données les lacunes de leur savoir, que Bouvard et Pécuchet aient acquis un sens critique aussi aiguisé que celui de Flaubert lui-même[2] ; comment, dans leur recueil, des erreurs de jugement ne se glissent-elles pas ?

Dans les hypothèses hardies des philosophes ou des savants lus par nos deux copistes, il devait bien se rencontrer quelque pensée incompréhensible pour eux, et que, parce qu’ils ne pouvaient en pénétrer le véritable sens, ils auraient été amenés à considérer comme une sottise.

Vraiment, le problème, ici, devient insoluble, et l’on se demande comment Flaubert en eût pu sortir. Pour terminer « l’infernal bouquin » il fallait sa patience et sa maîtrise, et malgré tout l’on doute que le résultat répondît jamais à l’énormité de la tâche.

Et ceci me semble une preuve nouvelle de ce que, à l’insu de l’auteur, l’idée directrice du roman a dévié. Est-ce par sympathie inconsciente pour ses héros ? Peut-être bien… Ou bien est-ce parce que l’intérêt ne pouvait se soutenir sans que les deux principaux personnages évoluassent ?

Il est probable, en effet, que Flaubert eût senti la nécessité d’exprimer plus clairement sa pensée, et que ceci l’eût amené à pratiquer quelques changements dans les chapitres publiés après sa mort comme « définitifs ». Quand on sait le soin minutieux avec lequel le maître corrigeait ses œuvres jusque

  1. Guy de Maupassant, loc. cit., p. xxvii.
  2. Voici une anecdote contée par Maupassant (loc. cit., p. xliv), qui montre quel point extraordinaire ce sens, servi par une mémoire sans défaillances, avait atteint chez Flaubert.

    « En lisant le discours de réception de Scribe à l’Académie française, il s’arrêta net devant cette phrase qu’il nota immédiatement :

    « La comédie de Molière nous instruit-elle des grands événements du siècle de Louis XIV ? Nous dit-elle un mot des erreurs, des faiblesses et des fautes du grand roi ? Nous parle-t-elle de la révocation de l’Edit de Nantes ? »

    Il écrivit, au-dessous de cette citation : Révocation de l’Edit de Nantes : 1675. Mort de Molière : 1673.