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de l’incrédule qui voudrait croire, du forçat de la vie qui s’embarque, seul, dans la nuit, sous un firmament que n’éclairent plus les consolants fanaux du vieil espoir ! » — prière qui fait pressentir la conversion d’Huysmans. C’est par une profession de foi dans un bonheur plus immédiat — mais comportant aussi sa part de renoncement — que, sous une apparence volontairement grotesque, s’achève Bouvard et Pécuchet. Le personnage de Des Esseintes est la caricature des aspirations de Huysmans, comme Bouvard et Pécuchet sont la caricature des aspirations de Flaubert.

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L’idée du renoncement leur est venue parce que le défaut de méthode les a fait — comme des Esseintes son dilettantisme — tout embrasser, ou plutôt tout effleurer, sans se fixer nulle part. Ils n’ont pas pu, ou pas su vaincre les difficultés premières. Ils venaient à peine de s’engager et au lieu de persévérer dans la voie qu’ils s’étaient tracée, au lieu de chercher les causes de leurs échecs, ils se disaient après chacune de leurs déceptions : « Qu’importe de n’avoir pas réussi. Laissons cela, tant de choses encore sollicitent nos efforts ! » Et à l’agronomie succédait la chimie. La médecine, aussitôt qu’abordée, était délaissée pour la géologie, l’archéologie pour la critique historique ; la littérature pour la politique ; la gymnastique pour la métaphysique et la religion, — comme si les jours qu’il leur restait à vivre leur eussent semblé trop courts pour tout connaître de ce qu’avait acquis la pensée humaine, — comme s’ils avaient pris pour devise, en modifiant à peine le sens, la parole de Chrêmes, dans le Bourreau de soi-même :

Homo sum, et nihil humanum a me alieoum puto.

Est-ce tant que cela faire preuve de sottise ?

L’instabilité de Bouvard et Pécuchet — qui est aussi celle de des Esseintes — des esprits supérieurs en ont souffert. Jane Welsh n’écrivait-elle pas à Thomas Carlyle : « Mon goût l’emporte tellement sur mes autres facultés que j’en suis arrivée à me dégoûter de tout ce que je fais dès que je l’ai commencé : et par manque de raisons assez fortes m’obligeant à persévérer, j’ai pris l’habitude de sauter d’une chose à l’autre, me flattant toujours de l’espoir de mieux réussir. Je perçois