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à la cautèle et à l’astuce. Elle est prétentieuse, et satisfaite. Homais, tout bêle qu’il est, reste madré, perfide et retors, — ficelle, comme disent ses compatriotes. Il ne néglige point ses affaires, et pour ceux qui prisent plus que tout la réussite, être bête comme Homais c’est presque une qualité[1]. Bouvard et Pécuchet, au contraire sont parfaitement désintéressés : ils ont des âmes d’apôtre et veulent le bien du peuple. Ils sont prêts à se dévouer en toutes circonstances, pour le triomphe de leurs idées d’abord, et aussi pour les individus. Je sais bien que, dans ce dévouement, la curiosité du demi-savant qui voit en toute chose matière à vérifier l’application de ses théories, entre pour une grande part. Mais qui peut se vanter de faire le bien sans y chercher une satisfaction quelconque, — ne serait-ce que le contentement de soi ?

Et puis, entre tous les mobiles qui font agir les hommes, la soif de savoir est peut-être encore le plus louable. Ceux que nulle déconvenue ne rebute, ceux dont l’enthousiasme ne fléchit pas sous les déceptions répétées, mais qui trouvent en eux-mêmes assez de force et de courage pour tenter de nouvelles expériences quand le sort s’acharne à ruiner leurs espoirs, ont un caractère qui mérite plus l’admiration que la risée.

Est-ce donc leur faute, à ces pauvres autodidactes, s’ils n’ont pu apprendre l’art d’apprendre, — le plus difficile de tous, — si leur cerveau, trop longtemps appliqué aux besognes terre-à-terre du bureau, ne peut plus s’élever et manque de la subtilité et de la souplesse nécessaires pour assimiler et pour « digérer » parfaitement le fatras livresque dont il n’est plus apte à dégager l’esprit ? Et nul maître ne se trouve là pour guider leurs lectures, pour les conseiller.

Peut-être me trompé-je, mais je crois deviner que Flaubert, à vivre dix ans en leur compagnie, à partager leurs travaux et leurs peines — et quel ne fut pas sou labeur ! — s’est à la longue départi quelque peu de sou impassibilité coutumière. Entre tous leurs enfants, les parents chérissent plus tendrement ceux qui leur ont coûté le plus de soucis. Volontairement ou non, Flaubert a fait de ses deux « bonshommes »

  1. Pourtant, Homais, pas plus que les autres personnages de Flaubert, n’est un caractère tout d’une pièce. C’est un « type », mais qui n’a rien de schématique ni d’absolu.