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intention bien arrêtée de ne publier qu’une faible partie des « sottises » par lui recueillies ? Peut-être aussi l’auteur eût-il compris que la joie par lui éprouvée à découvrir ces inepties, ses lecteurs ne la pouvaient ressentir aussi parfaitement que lui-même, puisque eux n’avaient pas eu le plaisir de la découverte.

§.

Mais ceci n’est qu’accessoire et ne nous renseigne pas sur la solution du problème : Quels sont les sentiments de Bouvard et Pécuchet quand ils s’attablent devant leur écritoire ? Existe-t-il des indices qui nous permettent de les connaître ?

Remarquons tout d’abord — et ceci est un truisme — que Bouvard et Pécuchet, héros de roman, ne peuvent avoir de sentiments qui ne leur soient prêtés par l’auteur. C’est donc aux « à côté » du roman, tout autant qu’au roman lui-même, qu’il faut demander la réponse, parce qu’ils sont mieux que lui susceptibles de nous fournir des indications sur les desseins de Flaubert.

Or, il semble que Flaubert, à mesure qu’il avançait dans sa tâche, a modifié la conception qu’il s’était faite de ses deux héros. Il paraît bien que, conçus d’abord comme de purs grotesques, Bouvard et Pécuchet deviennent bientôt plus sympathiques à l’écrivain. La nuancé est certes très légère, mais elle est indéniable. Dans l’idée primitive, il y a, en dépit de l’impassibilité du romancier, une sorte d’hostilité, ou tout au moins d’antipathie pour ces deux fantoches, incarnant la médiocrité bourgeoise. Petit à petit ce sentiment s’atténue — et, à défaut de sympathie nettement caractérisée, fait place à une neutralité, — plutôt bienveillante et nuancée de pitié, — parce que Flaubert en traçant leur portrait fait un peu la caricature de son propre caractère et la satire de ses propres aspirations.

Je n’ai point la pensée d’écrire ici un plaidoyer pour la réhabilitation de Bouvard et Pécuchet, victimes d’une erreur du jugement public. Mais je suis bien sûr que le défaut des deux « bonshommes » n’est point la bêtise foncière, la bêtise épaisse d’un Homais. Leur défaut, c’est le manque de méthode[1]. — La bêtise de M. Homais est beaucoup plus qu’un défaut. Elle est agressive, sournoise et malfaisante ; elle s’allie

  1. Le sous-titre de mon roman, écrivait Flaubert à Mrs Tennant, serait : Du défaut de méthode dans les sciences (Correspondance, IV, p. 390, Ed. Conard).