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CRI D’ALARME.

appelait un « trouble gai » sans aller plus loin, et elle trouvait cela délicieux. Donc elle s’était promis de se griser une fois, une fois seulement, mais bien. Elle raconta chez elle qu’elle allait passer vingt-quatre heures chez des amis, près de Paris, et elle arriva chez moi à l’heure du dîner.

Une femme, naturellement, ne doit se griser qu’avec du Champagne frappé. Elle en but un grand verre à jeun, et, avant les huîtres, elle commençait à divaguer.

Nous avions un dîner froid tout préparé sur une table derrière moi. Il me suffisait d’étendre le bras pour prendre les plats ou les assiettes et je servais tant bien que mal en l’écoutant bavarder.

Elle buvait coup sur coup, poursuivie par son idée fixe. Elle commença par me faire des confidences anodines et interminables sur ses sensations de jeune fille. Elle allait, elle allait, l’œil un peu vague, brillant, la langue déliée ; et ses idées légères se déroulaient interminablement comme ces bandes de papier bleu des télégraphistes, qui font marcher toute seule leur bobine et semblent sans fin, et s’allongent toujours au petit bruit de l’appareil électrique qui les couvre de mots inconnus.

De temps en temps elle me demandait :

— Est-ce que je suis grise ?

— Non, pas encore.

Et elle buvait de nouveau.

Elle le fut bientôt. Non pas grise à perdre le sens, mais grise à dire la vérité, à ce qu’il me sembla.

Aux confidences sur ses émotions de jeune fille succédèrent des confidences plus intimes sur son mari.

Elle me les fit complètes, gênantes à savoir, sous ce prétexte, cent fois répété :

— Je peux bien te dire tout, à toi… À qui est-ce que je dirais tout, si ce n’est à toi.