Page:Maupassant - Œuvres posthumes, I, OC, Conard, 1910.djvu/177

Cette page a été validée par deux contributeurs.
165
UNE SOIRÉE.

quelques-uns de ces hommes célèbres, pour parler d’eux à Vernon et passer de temps en temps une soirée chez eux lorsqu’il venait à Paris.

Mais tout à coup une idée le frappa. Il avait entendu citer de petits cafés des boulevards extérieurs, où se réunissaient des peintres déjà connus, des hommes de lettres, même des musiciens, et il se mit à monter vers Montmartre d’un pas lent.

Il avait deux heures devant lui. Il voulait voir. Il passa devant les brasseries fréquentées par les derniers bohèmes, regardant les têtes, cherchant à deviner les artistes. Enfin il entra au Rat-Mort, alléché par le titre.

Cinq ou six femmes accoudées sur les tables de marbre parlaient bas de leurs affaires d’amour, des querelles de Lucie avec Hortense, de la gredinerie d’Octave. Elles étaient mûres, trop grasses ou trop maigres, fatiguées, usées. On les devinait presque chauves ; et elles buvaient des bocks comme des hommes.

M. Saval s’assit loin d’elles, et attendit, car l’heure de l’absinthe approchait.

Un grand jeune homme vint bientôt se placer près de lui. La patronne l’appela M. « Romantin ». Le notaire tressaillit. Est-ce ce Romantin qui venait d’avoir une première médaille au dernier Salon ?

Le jeune homme d’un geste fit venir le garçon :

— Tu vas me donner à dîner tout de suite, et puis tu porteras à mon nouvel atelier, 15, boulevard de Clichy, trente bouteilles de bière et le jambon que j’ai commandé ce matin. Nous allons pendre la crémaillère.

M. Saval aussitôt se fit servir à dîner. Puis il ôta son pardessus, montrant son habit et sa cravate blanche.