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convoi de vivres que les Anglais attaquaient. Nous n’y pouvions rien.[1]

— Ouvrez ! pardieu ! ouvrez !

Avant que le factionnaire n’eût donné l’éveil au corps de garde et que les soldats du poste n’eussent ouvert la porte de ville, qu’on tenait barricadée, il s’écoula bien un quart-d’heure.

Beaulac s’en rongeait les poings. Lavigueur sacrait à s’en casser les dents.

Enfin, l’entrée fut libre.

Les chevaux s’enfoncèrent sous la poterne.

Il était passé quatre heures. Tout le monde dormait dans la ville.

— Donnez l’alarme ! cria Beaulac aux soldats.

Et sans plus s’arrêter, il lança son cheval au galop dans la rue Saint-Jean, tandis que les cris perçants des clairons qui sonnaient l’alarme éclataient derrière lui.

Arrivé au détour de la rue du Palais, il voulut passer outre, pour aller déposer Berthe chez Mlle Longpré, qui demeurait sur les remparts.

Mais Mlle de Rochebrune s’y opposa.

— Au revoir, Raoul, dit-elle en se laissant glisser à terre. Ne perdez pas une minute : la patrie avant tout. D’ailleurs, je ne suis qu’à deux pas de chez moi.

— Adieu donc, ma chère Berthe.

Et Beaulac, toujours suivi de Lavigueur, piqua des deux vers la porte du Palais.

Ah ! si l’infortuné jeune homme eût prévu de quelles larmes de sang il déplorerait, le soir même, d’avoir ainsi laissé sa fiancée seule au milieu de la rue déserte !

En deux secondes il atteignit la porte du Palais, où il pensa devenir fou d’impatience pendant les dix minutes qui s’écoulèrent avant qu’on la lui pût ouvrir. La même scène se renouvela au pied de la côte, en bas de la rue Saint-Nicolas, puis à la tête du pont de bateaux sur la rivière Saint-Charles.

De sorte qu’il était passé cinq heures quand Raoul, laissant le pont derrière lui, put enfin galoper librement sur le chemin de Beauport.

Partout sur son passage il jeta l’éveil.

Les troupes, qui avaient bivouaqué durant la nuit, allaient rentrer, sous les tentes.[2]

Enfin, lorsque les chevaux fumants de Beaulac et du Canadien s’arrêtèrent près de la maison[3] que le Général occupait à Beauport, il était six heures.[4]


CHAPITRE V.

LES TRAITRES ET LES BRAVES.


Il était bien ourdi le complot de l’intendant Bigot.

D’abord, lors de son entrevue avec Wolfe, Sournois avait fait promettre au général anglais, ainsi qu’aux brigadiers Monckton, Townshend et Murray, qu’ils garderaient sur cette transaction un inviolable secret.

Rassuré de ce côté, Bigot, qui pensait, avec beaucoup de raison, n’avoir pas à craindre l’indiscrétion de Vergor et de Sournois, ne songea plus ensuite qu’à saisir le moment propice à l’exécution de son dessein.

Il ne fut pas longtemps à l’attendre. L’armée commençait à manquer de vivres, vu que les vaisseaux anglais bloquaient le fleuve en haut et en bas de la capitale et que les vieillards, les femmes et les enfants qui avaient, pendant quelques semaines, transporté des provisions à force bras, depuis les Trois-Rivières jusqu’à Québec, étaient maintenant exténués par ce travail atroce. Il fallait aviser à ravitailler au plus tôt la ville et l’armée. C’était le devoir de l’intendant et du munitionnaire. Aussi, proposèrent-il qu’on tentât l’expédient d’un convoi par eau, qui, à la faveur d’une nuit noire, forcerait le blocus en trompant la vigilance des marins anglais. On se rendit d’autant mieux à cet avis que c’était le seul possible, et l’on fixa la nuit du douze au treize septembre pour cette tentative.[5]

Il ne s’agissait plus pour Bigot que de faire connaître cette particularité aux généraux anglais afin qu’ils en profitassent. Voici comment Sournois s’y prit, selon les ordres de son maître. Il s’aboucha avec deux soldats de la garnison de Québec, gens de sac et de corde et ivrognes au moins autant que lui. Comme il les avait déjà traités plusieurs fois, il fut facile au valet de les décider à le suivre dans une taverne dont il était l’habitué.

Là, après maintes rasades, Sournois feignit de paraître plus échauffé qu’il ne l’était réellement. D’abord, il s’apitoya sur le sort de ses deux amis qui ne pouvaient manquer de perdre très-prochainement le goût du vin, vu qu’il savait de source certaine que les Anglais étaient à la veille de s’emparer de la ville et qu’ils se préparaient à passer toute la garnison au fil de l’épée, à cause de la longue et opiniâtre résistance opposée jusqu’alors aux assiégeants. Et, sans qu’il y parût, Sournois leur infiltra l’idée de désertion pour prévenir le funeste sort qui les attendait, comptant bien que l’imagination excitée des deux troupiers ferait le reste.

Comme on continuait à lever le coude et que l’on buvait chaque fois à verre pleurant, Sournois simula une ivresse encore plus imprudente. Il alla jusqu’à dire que si la ville, par grande chance, n’était pas prise d’assaut, la garnison périrait de faim parce que le fleuve était bloqué par les Anglais, au-dessus et au-dessous de la capitale. Déjà les vivres étaient des plus rares à Québec, et le convoi que l’on attendait dans la nuit du douze au treize serait certainement intercepté par l’ennemi…

— Pour preuve que je n’invente pas, leur dit confidentiellement Sournois, et que je suis bien renseigné, je puis même vous apprendre quel

  1. « L’on entendit des coups de feu au-dessus de Québec ; dans la ville, on crut qu’un petit convoi de vivres qu’on faisait venir par eau avait été attaqué par les Anglais. »
  2. Historique.
  3. On peut voir encore cette maison, abandonnée maintenant, sur la terre de M. le colonel Gugy à Beauport.
  4. « M. de Montcalm reçut la nouvelle inattendue de ce débarquement, à six heures du matin. » M. Garneau.
  5. « On essaya de se servir encore une fois de la voie du fleuve, tout hasardeuse qu’elle était, pour faire descendre des vivres, et c’est à la suite de cette résolution que fut expédié le convoi dont nous venons de parler. » M. Garneau.