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de vous voir entrer dans leur alliance ; vos bonnes qualités n’en rendraient pas votre mari plus excusable ; on ne lui pardonnerait jamais une épouse comme vous ; ce serait un homme perdu dans l’estime publique. J’avoue qu’il est fâcheux que le monde pense ainsi ; mais, dans le fond, on n’a pas tant de tort : la différence des conditions est une chose nécessaire dans la vie, et elle ne subsisterait plus, il n’y aurait plus d’ordre, si on permettait des unions aussi inégales que le serait la vôtre, on peut dire même aussi monstrueuses, ma fille ; car, entre nous, et pour vous aider à entendre raison, songez un peu à l’état où Dieu a permis que vous soyez, et à toutes ses circonstances ; examinez ce qu’est celui qui veut vous épouser ; mettez-vous à la place des parents, je ne vous demande que cette petite réflexion-là.

Eh ! madame, madame, et moi je vous demande quartier là-dessus, lui dis-je de ce ton naïf et hardi qu’on a quelquefois dans une grande douleur. Je vous assure que c’est un sujet sur lequel il ne me reste plus de réflexions à faire, non plus que d’humiliation à essuyer. Je ne sais que trop ce que je suis, je ne l’ai caché à personne ; on peut s’en informer ; je l’ai dit à tous ceux que le hasard m’a fait connaître ; je l’ai dit à monsieur de Valville, qui est celui dont vous parlez ; je l’ai dit à madame de Miran, sa mère ; je leur ai représenté toutes les misères de ma vie, de la manière la plus forte et la plus capable de les rebuter ; je leur en ai fait le portrait le plus dégoûtant ; j’y ai tout mis, madame, et l’infortune où je suis tombée dès le berceau, au moyen de laquelle je n’appartiens à personne ; et la compassion que des inconnus ont eue de moi dans une route où mon père et ma mère étaient étendus morts ; la charité avec laquelle ils me prirent chez eux, l’éducation qu’ils m’ont donnée dans un village, et puis la pauvreté où je suis restée après leur mort ; l’abandon où je me suis vue, les secours que j’ai reçus d’un honnête homme qui vient de mourir aussi, ou bien, si l’on veut, les aumônes qu’il m’a faites car c’est ainsi que je me suis expliquée pour m’hu-