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Jugement


le ressentiment des outrages qu’ils avaient reçus était encore vif, ils ôtaient la vie à tous les hommes libres qui tombaient en leur pouvoir ; mais au bout de vingt ans, ils remplacent cette loi cruelle par une loi toute bienveillante : ils ne cherchent plus à se venger de ces maîtres d’abord si odieux, mais à les corriger, et pour cela ils les retiennent en esclavage, s’efforcent de les rendre sensibles aux maux qu’on y éprouve, et leur font subir pendant trois ans tous les désagréments d’une dépendance qu’ils regardent avec raison comme une école d’humanité. Nous nous demanderons, en passant, comment un peuple assez sage pour faire entrer une telle idée dans sa législation, a pu commencer par jouir de vingt années d’une horrible vengeance. N’importe ; la loi existe, et c’est sur elle qu’est appuyée la fable légère de cette petite comédie.

Iphicrate avec son esclave Arlequin, Euplirosine avec sa suivante Cléanthis, sont jetés par un commun naufrage dans cette île singulière, dont les usages leur sont déjà connus. Trivelin, qui paraît être un des magistrats du pays, les fait changer de noms, d’habits et de rôles. Iphicrate devient l’esclave d’Arlequin, et Cléanthis la maîtresse d’Euphrosine. On devine l’humiliation de ceux qui ont perdu au change, et la joie parfois arrogante de ceux qui ne pouvaient qu’y gagner. De là une suite de scènes assez plaisantes, mais trop uniformes, et d’un comique qui a vieilli. On doit remarquer pourtant celle où Cléanthis, sur la demande de Trivelin, détaille en toute liberté et avec délices les défauts d’Euphrosine, femme vaine, minaudière et coquette, forcée d’entendre les reproches de sa suivante, et bientôt après d’en reconnaître la justesse ; son portrait est touché de main de maître et aurait encore de nos jours le mérite de la nouveauté. Une autre scène