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ÉLOGE DE MONTESQUIEU

La trame de ce roman est aussi simple que bien ourdie. Deux Persans sous les noms de Rica et d’Usbec, voyagent en Europe pour s’instruire ; et durant leur long séjour en France, ils entretiennent une correspondance soutenue ; l’un avec quelques amis, quelques Dervis, les principales femmes et les premiers eunuques de son sérail ; l’autre avec quelques amis et quelques Dervis seulement. Le choix des personnages est relatif aux matières que l'auteur avoit à traiter ; et à l’aide de ce simple rapport ils se trouvent tous placés dans une chaîne qui les lie.

Des nouvelles qu’ils se donnent, et de l’épanchement de leurs cœurs dans ce commerce intime de l’amitié, de la nécessité ou du devoir, résulte un tableau enchanteur aussi amusant qu’instructif.

On y voit la diverse destinée des sexes en Orient, l’empire tyrannique de l’un, la cruelle servitude de l’autre. On y voit ces tristes demeures où gémissent les beautés captives destinées aux fantaisies d’un maître superbe ; ces lieux où la méchanceté et l’artifice règnent dans le silence et se couvrent d’une épaisse nuit.

On y voit ces malheureuses victimes d’une froide jalousie prodiguant leurs soins empressés pour réveiller un amour languissant, toujours prévenu, et bientôt détruit par lui-même. Les tourmens qu’elles endurent à leur tour par l’ardeur d’une passion si souvent enflammée, si rarement satisfaite ; les sombres accès de l’envie qui dévore les rivales ; l’affreux désespoir des misérables gardiens de la chasteté sans cesse irrité par le sentiment même de leur impuissance ; le choc violent de tant d’intérêts divers, de tant de passions opposées ; tout y est peint avec énergie. De ce choc devoit nécessairement naître le désordre. Il éclatte dès que nos Persans ont quitté le sérail ; bientôt il s’accroît, chaque jour il augmente, enfin il est à son comble. Pour rétablir la règle, des ordres sanguinaires arri-