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J.-P. MARAT

dessein, lorsque ma mère, qui en fut instruite je ne sais comment, fit défendre à tous les capitaines du Levant de me prendre sur leur bord. — Et recevés-vous quelquefois des nouvelles de votre père ? Savés-vous quel est son patron à Tetüan, quels traitements il y éprouve ? — Son patron est intendant des jardins du roy, on le traite avec humanité, et les travaux auxquels on l’employe ne sont pas au-dessus de ses forces : mais il est éloigné du sein de sa famille, et nous ne sommes pas là pour le consoler. — Quel nom porte-t-il à Tetüan ? — Il n’en a point changé. Il s’y nommait Robert. — Robert, chez l’intendant des jardins. — Oui, Monsieur. — Votre malheur me touche, mais d’après vos sentimens qui le méritent, j’ose vous présager un meilleur sort, et je vous le souhaite bien sincèrement.

Sa grande âme est émüe ; et s’il interrompt cet entretien, c’est pour réfléchir aux mesures les plus propres à rendre bientôt la joye à cette famille honnête.

Lorsqu’il fut nuit, Robert eut ordre d’aborder ; l’inconnu, en sortant du bateau, lui remit une bourse entre les mains, et s’éloigne avec précipitation. Six semaines après cette époque, arrive Robert le père au milieu des siens, qui travailloient sans relâche aux prix de sa rançon. La main qui venoit de rompre les fers, lui avoit fait compter cinquante louis en s’embarquant, et avoit acquitté d’avance son passage, sa nourriture, ses vêtemens : mais cette main ne s’étoit pas montrée. Dès que les premiers transports de la joye ont fait place à l’étonnement, ils cherchent avec anxiété d’où peut être venu ce merveilleux secours. Robert le fils se rappelle le généreux inconnu, et il n’a point de repos qu’il ne l’ait découvert. Deux ans se passent à le chercher vainement : enfin il l’aperçoit dans une rüe ; il court embrasser ses genoux, et, les larmes aux yeux, il le conjure de venir jouir de la vue des heureux qu’il a faits et recevoir l’effusion de leur cœur. L’inconnu a l’air de ne