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stes admirent encore ces figures d’un caractère si naïf et si gracieux ; mais cinq naïades ne suffisaient plus : la régularité en exigeait huit. Pajou fut chargé d’en sculpter trois nouvelles : l’une d’elles est placée sur la face occidentale, et les deux autres sur la face méridionale.

L’effet de cette fontaine, avec ses cascades scintillantes au soleil d’été, ou glacées et immobiles comme un marbre blanc en hiver, est très remarquable : les bruits de voix et l’activité du marché sont d’un singulier contraste, qui n’a cependant rien de désagréable, l’emplacement étant assez vaste pour que l’industrie puisse bourdonner à l’aise et travailler à sa ruche sans nuire à la contemplation de l’art. Pendant toute la nuit, des voitures chargées de légumes, d’œufs, de beurre, sortent à la file de la rue Saint-Honoré, viennent emplir les galeries de bois ; et dès le lever du jour accourent en foule, pour faire leurs provisions, des revendeuses, des fruitières, des femmes de ménage, et des domestiques de tous les quartiers de la capitale.

C’était un tout autre spectacle au moyen âge ; ces lieux où règne aujourd’hui tant d’activité, où la consommation de Paris paie un si riche tribut au commerce, offraient un aspect étrange.

Ce marché était un hideux cimetière : au milieu s’élevait, en forme d’obélisque, une lanterne de pierre qui, toute la nuit, éclairait les fosses.

On y voyait errer à leur gré les hommes, les animaux. Depuis le règne de Philippe-Auguste, on avait construit à de longs intervalles une enceinte de pierre qui ne fut achevée que très tard. Une partie en avait été bâtie aux frais du maréchal Boucicaut, une autre partie aux frais de ce fameux physicien, Nicolas Flamel, qui de son vivant était réputé sorcier.

Cette enceinte formait une galerie voûtée qu’on appela les Charniers, et où étaient enterrés les morts privilégiés.

Les Parisiens s’empressaient alors sous ces voûtes tristes et humides comme aujourd’hui dans les plus brillans passages. Ils marchaient sur des tombes. Des deux côtés, ils étaient harcelés par les offres de service des modistes, des lingères, des mercières, des écrivains, qui avaient des frais de loyer très élevés pour le temps à faire supporter aux pratiques. On avait dressé en un certain endroit un échafaudage où montaient des prédicateurs pour haranguer les passans. Dans la partie de la galerie située du côté de la rue de la Ferronnerie, il y avait une peinture de la danse macabre ou danse des morts, dont un roman du bibliophile Jacob (M. Paul Lacroix) a fait dernièrement connaître les détails les plus intéressans.

Auprès du cimetière était l’église des Innocens : l’histoire rapporte qu’elle avait été fondée à l’occasion d’un assassinat, et que plusieurs fois elle fut interdite pour cause de crime.

Un grand tableau de Pierre Corneille élevé sur l’autel représentait le massacre des Innocens.

Sur le bas-côté qui régnait le long du cimetière, dans l’intérieur de la nef, une petite lucarne obscure à grillages de fer laissait entrevoir la figure pâle, maigre et égarée de la recluse. C’était une femme qui s’était condamnée par fanatisme, ou qui avait été condamnée par jugement à finir ses jours dans une loge de quelques pieds, murée de toutes parts, et qui ne recevait que par cette fenêtre l’air et la lumière obscure de l’église.

On compte deux recluses volontaires du xve siècle enfermées en cet endroit : Jeanne la Vodrière, et Alix la Burgotte ; et une recluse condamnée par le parlement, Reine de Vendomois, femme libertine et voleuse qui avait fait assassiner son mari, seigneur de Souldai.

L’église, le cimetière, les charniers, tout fut détruit à la fin du dernier siècle.

Un arrêt du conseil d’État rendu le 9 novembre 1785 ordonna que le cimetière serait converti en marché.

On a calculé qu’en sept siècles seulement il a dû être enfoui dans cet étroit espace un million deux cent mille cadavres. Depuis long-temps les habitans des rues voisines se plaignaient de l’odeur pestilentielle qui s’exhalait de ces amas de squelettes et de chairs putréfiées ; plusieurs marchands, en ouvrant leurs caves, avaient vu des cadavres éboulés sur leurs tonneaux.

Depuis 1783 jusqu’en 1809, des fouilles successives firent découvrir un grand nombre de couches de cercueils à demi pourris, de crânes et d’ossemens. La plupart de ces dépouilles funèbres ont été déposées aux catacombes.

S’il reste encore quelques débris de ces sépultures sous le marché, ce ne peut être qu’à de grandes profondeurs.

Il semble toutefois que ce lieu doive toujours conserver quelques signes de sa première destination.

À peu de distance de la fontaine, à l’ouest, du côté de la Halle aux Draps, dans l’intérieur du marché, sont aujourd’hui les tombes récentes de quelques uns des citoyens tués eu combattant pendant la révolution de juillet 1830.




DE L’INFLUENCE DE LA CONVERSATION.

La France est le pays où l’on cause le mieux ; à cet égard toutes les nations lui rendent hommage, se réservant seulement le droit de considérer notre besoin de conversation comme une frivolité. Frivolité soit ; mais ce besoin est impérieux. « La parole, dit Mme de Staël, est chez les Français un instrument dont on aime à jouer, et qui ranime les esprits, comme la musique chez certains peuples, et les liqueurs fortes chez quelques autres. »

Nous aussi nous attachons à la conversation une grande importance ; nous oserions croire que si, en France, les rangs sont moins qu’ailleurs tranchés, si les prétentions sont moins exclusives, cela vient de ce que le besoin de causer a sans cesse agi pour rapprocher les distances ; nous croyons en outre que si ces distances demeurent encore très grandes, cela tient à ce que certaines classes de la société ne possèdent point tous les élémens nécessaires de la conversation. Quelques exemples éclairciront notre pensée.

Qu’un riche banquier et un sous-lieutenant à douze cents francs se trouvent dans un lieu public à côté l’un de l’autre, ils causeront fort bien ensemble sans se connaître, parce qu’une éducation générale fournit à leur conversation une multitude d’élémens communs qui leur servent de lien. Qu’un général en diligence s’accoste au plus humble commis d’administration : ils rouleront de pair, dîneront sans embarras à la même table, et pourront passer la nuit dans une même chambre, sans éprouver ce malaise bien connu qui attaque le monsieur le moins fier, au voisinage prolongé d’un riche maçon, par exemple, ou d’un roulier. Pourquoi en est-il ainsi ? c’est que le général et le commis ont un fonds commun de connaissances variées qui fournit aux frais de la conversation. Au contraire, qu’un avocat sans fortune tombe amoureux de la riche héritière d’une marchande de poissons : « Prenez garde, lui diront ses amis les plus dégagés de préjugés : ne vous mariez pas, car vous épouseriez toute la famille, et ces gens-là (fierté à part) ne possèdent pas au plus petit degré les élémens du commerce habituel de la vie. »

Enfin, prenez le philantrope le plus ardent, le radical le plus consciencieux ; chacun d’eux, après avoir distribué sa soupe économique ou payé le tribut populaire de son cours gratuit, reprendra son chapeau avec vitesse, déposera en se retirant le visage de circonstance qu’il avait revêtu, et saisira avec un empressement marqué le bras d’une simple connaissance qu’il rencontrera sur son chemin, pour causer avec elle sur mille choses usuelles de la vie, dont ses cliens ignorent le premier mot.