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personnes, qui, durant toute cette manœuvre, avaient désespéré de leur vie. Si le chien n’eût pas épargné aux deux braves marins la plus grande partie du trajet, il leur eût été impossible de le faire deux fois, en allant et revenant, et l’équipage eût péri.

Lorsqu’un jeune chien de Terre-Neuve appartient à un jeune maître, il s’établit quelquefois entre les deux une familiarité qui fait disparaître les distances ; l’animal n’est plus le serviteur, mais le camarade de l’homme. Cette intimité expose à quelques inconvéniens, comme on le verra par le fait suivant.

Un jeune marin anglais, très habile nageur, était embarqué sur un vaisseau de guerre ; il avait un très beau chien de Terre-Neuve, qui s’était concilié les bonnes grâces de tout l’équipage. Durant une station que le vaisseau fut chargé d’occuper dans une colonie lointaine, le maître et le chien se livraient très fréquemment à leur exercice de prédilection, nageant côte à côte, attirant par leurs jeux de nombreux spectateurs. Un jour, le maître s’avisa de poser ses deux mains sur la tête de son chien, et lui donnant une forte impulsion, il le fit plonger à une assez grande profondeur, d’où il le vit revenir quelques momens après. Ce passe-temps ne déplut nullement au chien, qui bientôt, changeant de rôle, mit à son tour ses deux pattes sur la tête du jeune homme. Celui-ci disparaît sous l’eau, y séjourne un peu plus long-temps que le chien n’avait fait ; dès qu’il reparaît, nouvelle imposition de pattes, nouvelle immersion. Le jeu fut répété si souvent, qu’à la fin l’homme ne reparut plus. L’animal désespéré fait entendre les gémissemens les plus lamentables, plonge, vient à la surface de l’eau pour renouveler ses plaintes, et disparaît encore pour continuer sa recherche. Enfin, on vient au secours de tous les deux, et une chaloupe reçoit les aventureux plongeurs. Le chien avait enfin trouvé son maître, et le saisissant avec sa gueule, il l’avait ramené à la surface de l’eau. Le jeune homme avoua depuis qu’il s’attendait à la mort, et se disait en lui-même : Je ne reverrai donc plus la vieille Angleterre !




Pressentiment des Turcs. — Le plus grand cimetière des Turcs de Constantinople est situé sur le rivage de l’Asie ; les habitans de cette capitale étant persuadés qu’ils seront forcés de se retirer en Asie, d’où ils sont venus, veulent que leurs corps reposent dans un lieu où les infidèles chrétiens ne viennent point les troubler.

Cette impression dans leur esprit est confirmée par d’anciennes prophéties, et par des coïncidences de noms qui se trouvent dans l’histoire de Constantinople, et qui sont assez curieuses.

Cette ville fut agrandie et choisie pour être le siége de l’empire grec par un Constantin, fils d’Hélène, sous le patriarchat d’un Grégoire, en 328 ; elle fut prise, et l’empire des Grecs détruit, sous un Constantin, fils d’Hélène, sous le patriarchat d’un Grégoire. Les Latins s’en emparèrent sous un Beaudouin, en 1204, et ils en furent chassés sous un autre Beaudouin, en 1261. Les Turcs s’en emparèrent sous un Mahomet, en 1453, et sont persuadés qu’ils la perdront sous un Mahomet, qui est le nom du sultan actuel ; enfin, à l’époque où l’insurrection des Grecs éclata, un Constantin était l’héritier apparent du trône de Russie, et le patriarche de Constantinople se nommait Grégoire ; ce dernier fut pendu, et Constantin est mort depuis ; mais les Turcs sont persuadés que la fatale combinaison des noms de Mahomet, Grégoire et Constantin, présidera à la destruclion de leur puissance en Europe.

R Walsh, Voyage en Turquie.




Une mère. — Un navire qui luttait contre la tempête, en vue de la côte septentrionale de l’Écosse, finit par s’échouer entre deux rochers, et fut entièremenl submergé, sauf la partie la plus élevée de l’arrière. On vit l’équipage se jeter dans la chaloupe et s’efforcer de gagner la côte ; mais une vague fit tout disparaître. Huit jours se passèrent avant que le temps permit aux pêcheurs de mettre une embarcation à la mer ; et à la visite du navire, ils trouvèrent une femme toute jeune étendue morte, et tenant encore une petite fille sur sa poitrine. Elle avait au-dessous du sein une blessure qui paraissait avoir été faite avec une grosse épingle ; il en sortait encore quelque peu de sang que l’enfant suçait avec avidité. Le lait de la mère ayant tari, elle avait usé de la dernière ressource que lui laissait sa situation déplorable. Un portrait fit connaître la famille à qui l’on devait rendre l’enfant ; les pêcheurs auraient bien voulu l’adopter. Ces bonnes gens avaient vu beaucoup de scènes de désolation, mais jamais encore ils n’avaient pleuré. Lorsqu’on vint leur reprendre cette pauvre petite créature qu’ils avaient recueillie, ils la portèrent sur le lieu où sa mère était enterrée, et ôtant leur chapeau, ils promirent naïvement de recevoir comme leur fille toute orpheline qui viendrait s’agenouiller sur cette tombe.

Le courage a sa contagion ; un dévouement en enfante d’autres.




Rien ne me met hors des gonds, comme de me voir opposer une maxime insignifiante et triviale, lorsque mes raisons sortent du fond de mon cœur.

Gœthe.




DES MAUVAIS PAUVRES.

En publiant le morceau suivant, dont l’intérêt est surtout historique, nous sommes loin de vouloir ajouter une nouvelle force au sentiment de réprobation générale qu’excitent aujourd’hui les mendians oisifs, les mauvais pauvres. Ce sentiment est juste, et il est bon qu’il soit enté profondément dans l’opinion publique ; mais on s’exposerait, en l’exagérant, à devenir impitoyable envers la véritable pauvreté, et à autoriser trop facilement l’oubli de la charité chez beaucoup de personnes.

UNE COUR DES MIRACLES.

DESCRIPTION DES COURS DES MIRACLES. — LEUR POPULATION. — ÉTYMOLOGIE DE LEUR NOM. — DÉFINITION DES DIVERSES CLASSES DE MENDIANS.

« Cette Cour est située en une place d’une grandeur très considérable et en un très grand cul-de-sac puant, beaucoup irrégulier, et qui n’est pas pavé. Pour y venir, il se faut souvent égarer dans de petites rues vilaines et détournées ; pour y entrer, il faut descendre une assez longue pente tortue, raboteuse et inégale. J’y ai vu une maison de boue à demi enterrée, toute chancelante de vieillesse et de pourriture, qui n’a pas quatre toises en carré, et où logent néanmoins plus de cinquante ménages, chargés d’une infinité de petits enfans légitimes, naturels, ou dérobés. On m’a assuré qu’en cette cour habitaient plus de cinq cents familles entassées les unes sur les autres. Elle était autrefois encore plus grande ; et là, on se nourrissait de brigandage, on s’engraissait dans l’oisiveté, dans la gourmandise, et dans toutes sortes de vices et de crimes. Là, sans aucun soin de l’avenir, chacun jouissait à son aise du présent, et mangeait le soir avec plaisir ce qu’avec bien de la peine et souvent avec bien des coups il avait gagné pendant le jour ; car on y appelait gagner ce qu’ailleurs on appelle dérober ; et c’était une des lois fondamentales de la Cour des Miracles, de ne rien garder pour le lendemain. Chacun y vivait dans une grande licence ; personne n’y avait ni foi ni loi. On n’y connaissait ni baptême, ni mariage, ni sacremens. »