Page:Magasin d'Éducation et de Récréation, Tome XIII, 1901.pdf/63

Cette page a été validée par deux contributeurs.
62
ANDRÉ LAURIE

— Dites, si voulez, dans tout le continent africain, du sud au nord.

— Excusez du peu !… Le morceau sera dur à avaler et M. Cecil Rhodes se heurtera sans nul doute à quelques difficultés, quand ce ne serait que la résistance obstinée des Boers contre laquelle votre pays s’est déjà brisé — à Lang’s Neck et Majouba.

— Mon pays fera un effort proportionné à la grandeur du résultat.

— Les Boers ne feront pas un effort moindre.

— Le leur est nécessairement limité par leur petit nombre, par l’exiguïté de leurs ressources et par l’impossibilité où ils se trouveront, si la guerre éclate, de recevoir une aide efficace du dehors, soit en hommes, soit en matériel de guerre.

— Peut-être sont-ils, à cet égard, mieux outillés que vous ne le supposez ! Ignorez-vous qu’ils ont, depuis cinq ans, accumulé dans leurs arsenaux d’immenses réserves d’armes et de munitions ? Ignorez-vous qu’ils ont à Prétoria, à Johannesburg et ailleurs, des fonderies de canons et des fabriques d’obus, de cartouches ?… Ils ont fait appel, pour les installer, aux compétences les plus notoires. Des ingénieurs du Creusot et d’Eissen sont à l’œuvre dans leurs usines ; mon fils Henri, vous le savez, fait partie de cet état-major industriel.

— Je le regrette pour vous et pour nous, car cela pourra sembler une dérogation à la neutralité que les circonstances vous commandent.

— Ce serait prendre les choses quelque peu au tragique. Mon fils est invité à collaborer à un travail industriel ; il a le droit d’accepter cette offre et je n’y ai aperçu pour mon compte aucune objection. Si la guerre éclatait, peut-être en serait-il autrement ; selon toute apparence, je l’engagerais alors à rentrer dans la neutralité la plus rigoureuse.

— Nous savons cela et beaucoup d’autres choses, car nous sommes très renseignés sur ce qui se passe à Prétoria.

— Voulez-vous dire qu’un système d’espionnage y est déjà institué ?

— Espionnage est beaucoup dire et ce vilain mot est désormais hors d’usage. Cecil Rhodes a un excellent service d’informations, voilà tout ce que je puis affirmer ; il entretient notamment assez près d’ici, à Boulouwayo, un policier militaire de premier ordre, le colonel Riderstone…

M. Cecil Rhodes est un homme universel, je le vois !

— Oh ! on peut dire de lui, selon le dicton américain, « qu’il connaît une chose ou deux », comme beaucoup de ceux qui ont fait eux-mêmes leur propre éducation.

— Il n’a pas eu d’instruction classique ?

— Peu ou point. Mon beau-frère pourra vous affirmer pourtant qu’il a, sur le tard, réparé le temps perdu, à l’université d’Oxford. Cecil Rhodes avait alors trente ans.

— Oui, plaça ici M. Higgins, il était venu à Oxford, homme fait, se mêler à la jeunesse studieuse pour combler les lacunes d’une éducation négligée, sinon tout à fait nulle.

— Cela n’est pas banal du tout, si l’on songe qu’il avait alors déjà fait sa fortune.

— Oui, certes : il était depuis longtemps directeur et principal propriétaire de la fameuse Compagnie de diamants de Kimberley, la De Beers. Vous savez qu’il était venu au Natal, à quinze ou seize ans, pour sa santé. On le croyait alors phtisique. Il commença par se faire des poumons et des muscles, grâce à un régime systématique de suralimentation et d’exercice. Puis il s’occupa de sa fortune et se lança dans les diamants de Kimberley, pour aboutir, d’abord à l’annexion du territoire au profit de la colonie du Cap, puis à l’organisation du plus gros syndicat de pierres fines que le monde ait jamais vu. C’est alors qu’il eut l’idée de mettre ordre à son éducation et de venir passer quelques semaines à Oxford.

— Était-il aimé de ses camarades ? demanda Lina.

— Pas trop. Rude, emporté, autoritaire, faisant fi de toutes les formes conventionnelles de courtoisie, il se soucie peu de plaire et ne plaît pas.

— Il n’est plus phtisique ?

— Lui ?… Six pieds de haut, des soufflets de forge pour poumons, l’œil gris et clair, la