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bien étranges. Un jour elle me prêta un ouvrage qu’elle venait de recevoir de Paris et qui l’avait transportée, Abeilard, par M. de Rémusat. Vous l’aurez lu, sans doute, et aurez admiré les savantes recherches de l’auteur, malheureusement dirigées dans un mauvais esprit. Moi, j’avais d’abord sauté au second volume, à la Philosophie d’Abeilard, et c’est après l’avoir lu avec le plus vif intérêt que je revins au premier, à la vie du grand hérésiarque. C’était, bien entendu, tout ce que ma grande dame avait daigné lire. Mon cher maître, cela m’ouvrit les yeux. Je compris qu’il y avait danger dans la compagnie des belles dames tant amoureuses de science. Celle-ci rendrait des points à Héloïse pour l’exaltation. Une situation si nouvelle pour moi m’embarrassait fort, lorsque tout d’un coup elle me dit : « L’abbé, il me faut que vous soyez curé de Sainte-Marie ; le titulaire est mort. Il le faut !  » Aussitôt, elle monte en voiture, va trouver Monseigneur ; et quelques jours après j’étais curé de Sainte-Marie, un peu honteux d’avoir obtenu ce titre par faveur, mais au demeurant enchanté de me voir loin des griffes d’une lionne de la capitale. Lionne, mon cher maître, c’est, en patois parisien, une femme à la mode.