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bourgeois », comme on dirait aujourd’hui. Et lui demeurait effaré devant nos écarts et nos incartades. Il y avait un fond curieux de naïveté chez ce grand homme qui planait si haut sur ses contemporains. Je me souviens qu’après le Congrès de Nîmes, alors que nous filions dans une guimbarde vers le Pont-du-Gard, je jetais un coup d’œil complice à Renaudel et je m’exclamais :

— J’en ai assez des Insurrectionnels.

Les « Insurrectionnels », c’était la tendance du citoyen Gustave Hervé et de La Guerre Sociale.

— Comment, demanda Jaurès, vous voulez les abandonner ?… Deviendriez-vous plus sage ?

— Ce n’est pas ça, dis-je, je les trouve trop pâles. Je veux constituer une autre tendance.

— Et laquelle ?

Je lançai, sans rire :

— Les Émeutiers.

Alors, Jaurès leva les bras au ciel, secoua la tête et me contempla avec un reflet de pitié dans les yeux :

— Mon pauvre enfant !… Vous ne serez jamais sérieux.

Autour de nous, on se tordait. Le naïf Jaurès marchait. Il y avait, chez lui, une inépuisable candeur. Curieux amalgame. Quand on allait s’asseoir à côté de l’homme privé, après avoir entendu le tribun, on n’y comprenait plus rien. Il avait la tête dans le ciel et ne regardait pas à ses pieds. Mais cela ne l’empêchait point de voir plus clair, plus loin et plus haut que les autres.

Sa simplicité, j’allais dire son ingénuité, pour tout ce qui touchait à la vie quotidienne, dépassait tout ce qu’on peut imaginer. Ce qui n’empêchait nullement Jaurès de conserver les vertus du paysan finaud et doué de bon sons. Mélange déconcertant. Selon que l’on prend Jaurès à la tribune du Palais-Bourbon, dans une salle de meeting