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LA COMTESSE DE KRÜDENER

nom de duc de Rauzan) qu’elle consentit à revoir sa famille. Elle a toujours vécu dans la retraite la plus austère.

Le nom de madame de Krüdener s’est trouvé tout à l’heure sous ma plume ; mes rapports avec elle ne sont venus qu’un peu plus tard, mais je puis aussi bien les rapporter ici.

Je fus menée chez elle par madame Récamier. Je trouvai une femme d’une cinquantaine d’années qui avait dû être extrêmement jolie. Elle était maigre, pâle ; sa figure portait la trace des passions ; ses yeux étaient caves mais très beaux, son regard plein d’expression. Elle avait cette voix sonore, douce, flexible, timbrée, un des plus grands charmes des femmes du Nord. Ses cheveux gris, sans aucune frisure et partagés sur le front, étaient peignés avec une extrême propreté. Sa robe noire, sans ornement, n’excluait cependant pas l’idée d’une certaine recherche. Elle habitait un grand et bel appartement dans un hôtel de la rue du Faubourg-Saint-Honoré. Les glaces, les décorations, les ornements de toute espèce, les meubles, tout était recouvert de toile grise ; les pendules elles-mêmes étaient enveloppées de housses qui ne laissaient voir que le cadran. Le jardin s’étendait jusqu’aux Champs-Elysées ; c’était par là que l’empereur Alexandre, logé à l’Elysée-Bourbon, se rendait chez madame de Krüdener à toutes les heures du jour et de la nuit.

Notre arrivée avait interrompu une espèce de leçon qu’elle faisait à cinq ou six personnes. Après les politesses d’usage qu’elle nous adressa avec aisance et toutes les formes usitées dans le grand monde, elle la continua. Elle parlait sur la foi. L’expression de ses yeux et le son de sa voix changèrent seuls lorsqu’elle reprit son discours. Je fus émerveillée de l’abondance, de la facilité,