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faisaient un vacarme infernal, et personne n’osait en approcher, après le coucher du soleil. Ewen Kerépol faisait donc preuve d’un grand courage, en affrontant un pareil danger. Mais, dans les contes de veillées du pays, qui se débitent, l’hiver, au coin du feu, il avait souvent entendu parler d’aventures semblables menées à bonne fin par des gens d’humble condition, comme lui, si bien qu’il résolut de tenter l’entreprise.

La nuit venue, Ewen se rendit donc au château, sans en rien dire à personne. Il emportait seulement un pot de cidre et du tabac pour fumer. Point d’armes quelconques. Il alluma du feu dans le foyer de la cuisine, s’installa dans un vieux fauteuil de bois sculpté, et alluma sa pipe. Le plus grand silence régnait autour de lui ; pas le moindre bruit.

― C’est singulier, pensait-il ; est-ce qu’il n’y aura pas de sabbat, cette nuit, parce que j’ai voulu y assister ? Tant mieux, après tout, si j’en suis quitte à si bon marché.

Il devait être déjà minuit, ou bien près, et, comme rien ne remuait dans le château, il se coucha, tout habillé, sur un lit, qui était au bas de la cuisine. Mais à peine y était-il entré qu’il vit arriver trois géants, qui s’assirent autour d’une table et se mirent à jouer aux cartes. Ils menaient grand bruit et s’accusaient réciproquement de tricher.

Au bout de quelque temps, l’un d’eux se leva brusquement et s’écria :

― Je sens odeur de chrétien ! Ne sentez-vous pas, vous autres ? Il doit y avoir un chrétien caché par ici, quelque part.

Et il alla au lit et vit Ewen.

― Quand je vous le disais ! reprit-il ; c’est le meunier du moulin de Keranborn, Ewen Kerépol, qui est ici, dans le lit, venu dans l’intention, sans doute, de surprendre nos secrets et de nous chasser du château. Venez, camarades, et nous allons lui faire passer l’envie de venir nous espionner une autre fois.

Et ils le tirèrent du lit, le jetèrent sur le carreau, entassèrent sur lui des matelas et des paillasses et se mirent à danser dessus en riant et en chantant. Le pauvre Ewen ne soufflait mot, l’anguille lui ayant recommandé de garder un silence absolu, quoi qu’il entendît ou qu’on lui fit. Mais un coq chanta tout à coup, annonçant le jour, et ils partirent aussitôt, bien persuadés qu’ils avaient étouffé le meunier.

Dès qu’ils furent partis, la Princesse du Soleil vint, si belle et si lumineuse, qu’elle éclairait tout autour d’elle, comme le soleil lui-même. Elle retira Ewen de dessous les matelas et les paillasses, et le trouva dans un triste état, mais ayant encore un reste de vie. Elle versa dans sa bouche quelques gouttes d’un petit flacon qui contenait un élixir merveilleux, de l’eau de la vie, et il se trouva aussitôt aussi bien portant que jamais.

― Tu en es quitte à bon marché, pour cette fois, lui dit la Princesse, mais demain tu ne t’en tireras pas aussi facilement.

― C’est égal, Princesse, répondit Ewen, je veux aller jusqu’au bout.

— Du courage donc, mon ami, garde toujours le silence,

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