Page:Luzel - Contes et légendes des Bretons armoricains, 1896.djvu/23

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
— 343 —


— J’ai vu, Monsieur le curé, des choses effrayantes : une femme morte, qui fait pénitence depuis cent quarante ans, a été apportée à l’église, dans un carrosse attelé de trois chevaux noirs. On a ouvert le cercueil dans lequel elle était étendue, on l’en a retirée, et alors elle a jeté sur le pavé le linceul dont elle était enveloppée ; la terre s’est ensuite entr’ouverte et l’a engloutie, toute nue. Les tréteaux funèbres étaient au milieu de l’église, parés comme pour un grand enterrement, et un ange est venu de la sacristie, tout vêtu de blanc et portant un cierge dans chaque main ; il a posé ses deux cierges un de chaque côté du catafalque, puis il est retourné à la sacristie. Moi, voyant qu’il n’y avait d’allumés que ces deux cierges, j’ai aussi allumé les autres qui étaient autour du catafalque, et ils y sont toujours allumés. J’ai alors remarqué un linceul sur le pavé de l’église, et je l’ai relevé et emporté sous mon bras. Ensuite je me suis agenouillé auprès du catafalque, pour prier pour l’âme de la défunte. À trois heures, la morte sort de la terre, et, ne voyant pas son linceul à la place où elle l’avait jeté, elle se mit à crier, d’une voix effrayante :

— Où est mon linceul ? Donnez-moi mon linceul ! Donnez-moi mon linceul !

Je ne m’effraye pas, et je dis alors :

— Voici votre linceul ; prenez-le, et, si vous voulez, je vous donnerai aussi ma veste, si vous avez froid.

Elle prend son linceul et me dit :

— Merci, mon brave homme, et Dieu vous le rende ! Depuis cent quarante ans, j’étais ici à faire dure pénitence, et c’est vous qui m’avez délivrée. Au revoir, dans le paradis de Dieu !

Et elle partit. Mais, elle m’a dit encore de vous prier de faire son enterrement, demain matin, à dix heures.

— On le fera, répondit le curé, et venez y assister.

— Oh ! j’y serai.

— N’avez-vous pas revu ensuite l’ange qui avait apporté les deux cierges ?

— Non, Monsieur le curé, je ne l’ai pas revu.

— C’était, sans doute, son bon ange.

L’enterrement est fait avec solennité ; on l’inhume au milieu de l’église, à l’endroit où elle descendait, chaque nuit, dans la terre. Pendant qu’on célébrait la messe, on vit encore l’ange venir de la sacristie, portant un cierge dans chaque main, et il les présenta à Job Kervran. Job les prit et les garda dans ses deux mains, durant la messe et l’enterrement.

La femme (morte) se lève ensuite de son tombeau, enveloppée de son linceul blanc, prend les deux cierges des mains de Kervran, et, devant tous les assistants, elle monte au ciel, en chantant le cantique du Paradis.

Conté par François Thépaut, boulanger, de la paroisse de Botsorhel le 22 du mois de janvier 1890.



[ 19 ]