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Kervran, en voyant cela, pense qu’un enterrement doit avoir lieu, cette nuit, et il descend de la chambre de l’horloge et vient s’agenouiller auprès du catafalque et prier pour le défunt. Étonné de voir qu’on n’avait allumé que deux des cierges qui étaient autour du catafalque, il se met à allumer aussi les autres. Mais, comme il ne voyait personne venir ni prêtre ni autre, il est surpris et pense :

— Il faut que ce soit une âme en peine qui est dans ce cercueil ! Si c’était la volonté de Dieu que je pusse la délivrer, je suis content de mourir, et quand ce devrait-être sur-le-champ.

Il aperçoit le linceul resté sur le pavé de l’église, le met sous son bras, et va se remettre à prier Dieu, devant l’autel.

À trois heures, la morte, comme chaque fois, sort de terre, et ne voyant pas son linceul, elle se mit à crier :

— Où est mon linceul ! Il me faut mon linceul !

— Il est ici, avec moi, dit Kervran, et je vais vous le rendre, tout de suite, et (je vous donnerai) même ma veste, si vous voulez, car vous devez avoir froid, comme cela, toute nue.

Et il lui rend son linceul.

Merci ! mon brave homme, dit-elle, et Dieu vous le rende, car vous m’avez délivrée ! Depuis cent quarante ans je suis ici à faire pénitence, et j’étais condamnée à rester en cet état jusqu’à ce que j’eusse rencontré quelqu’un qui priât pour moi et me présentât mon linceul comme vous l’avez fait. Beaucoup de gens sont venus dans cette église, depuis que j’y suis à faire pénitence, et tous étaient saisis de frayeur et s’enfuyaient, quand je leur demandais mon linceul, parce qu’ils n’osaient pas le prendre et me le présenter. Quelques-uns le prenaient bien, mais me le jetaient comme à un chien. Toutes les nuits, depuis cent quarante ans, il me fallait passer trois heures au sein de la terre, toute nue, de minuit à trois heures. Je vais vous dire le péché pour lequel je faisais si grande pénitence : quand je vivais dans le monde, je dépouillais les morts, dans leurs tombeaux. Quand mourait quelque riche, dans le pays, sous prétexte de prier pour son âme, je me rendais à sa maison, pour le voir ensevelir et observer ce que l’on mettait avec lui dans son cercueil. Et la nuit qui suivait l’enterrement, je me rendais au cimetière, pour exhumer le mort, j’emportais les bagues, les croix d’or ou d’argent et les linceuls et je laissais les cadavres nus ; et c’est pourquoi j’ai été condamnée à passer, chaque nuit, trois heures dans la terre, toute nue, depuis cent quarante ans. Vous m’avez délivrée, et Dieu vous bénisse ! À présent, vous irez trouver votre curé, et vous lui direz de faire mon enterrement, demain matin à dix heures. Alors j’irai au paradis, et vous-même vous y viendrez aussi, quel que soit le moment où vous mourrez.

Elle s’enveloppe alors dans son linceul ; le postillon et l’autre l’étendent dans le cercueil et placent celui-ci sur les tréteaux funèbres. Après avoir fait cela, ils disparaissent, et le carrosse aussi, sans bruit, et on ne sait comment.

Job Kervran va alors trouver son curé.

— Eh bien ! lui dit le curé, qu’as-tu vu dans l’église ?

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