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DE LA NATURE DES CHOSES

L’image librement s’engage dans la voie ;
Elle frappe à la porte ; et force est qu’on la voie.
Mais, du plein jour, notre œil sur l’ombre est sans pouvoir
Parce que le flot clair est suivi du flux noir
Dont l’épaisse vapeur dans l’organe infiltrée
A bientôt, engorgeant les pores et l’entrée,
Aux images fermé le chemin du regard.

360En contemplant de loin l’enceinte d’un rempart,
On voit rondes souvent des tours qui sont carrées ;
Soit que par le lointain les lignes altérées
S’émoussent, ou plutôt que les angles confus
N’atteignent plus les sens et cessent d’être vus ;
Car l’épaisseur des airs intercepte l’image ;
Chaque flot effleuré la déforme au passage,
Et tout angle s’efface, et le robuste mur
S’arrondit, non sans doute avec le relief pur
Des contours vraiment ronds vus de près et palpables,
Mais avec l’à peu près des formes vraisemblables.

L’ombre semble avec nous marcher sous le soleil :
Au geste elle répond par un geste pareil.
Serait-ce donc qu’un air sans lumière (notre ombre
N’est rien que le contour d’une tranche d’air sombre)
Peut simuler la marche et le geste vivant ?
Non. L’ombre est toute place où l’être, en se mouvant,
Vient dérober le sol à la clarté solaire.
Le lieu que nous quittons d’un jour nouveau s’éclaire,
Quand l’ombre avance avec le corps qui la produit.
380On croit que c’est la même et qu’un spectre nous suit.