Page:Lucrèce, Virgile, Valérius Flaccus - Œuvres complètes, Nisard.djvu/595

Cette page n’a pas encore été corrigée

trahir son père pour un étranger ; elle devine déjà quelle célébrité l’avenir réserve à ses crimes ; elle fatigue de ses plaintes le ciel et l’enfer, bat la terre de ses pieds, murmure sourdement, et les mains jointes, des prières à Pluton et à Proserpine, les conjurant l’un et l’autre de la délivrer de la vie, ou de la faire périr avec l’objet de son fol amour. Tantôt c’est Pélias, ce tyran qui a voulu perdre Jason, qu’elle va chercher au delà des mers ; tantôt c’est Jason même à qui elle promet le secours de son art, à qui elle le refuse ensuite, n’écoutant plus que sa colère, et jurant de ne céder jamais à une passion coupable, de n’assister jamais un inconnu. Puis elle retombe sur son lit et attend. Mais une voix l’appelle encore, et les portes s’ouvrent avec fracas. Alors, se sentant vaincue et comme entraînée par une puissance mystérieuse, elle brise les derniers liens de l’austère pudeur, et va, dans une pièce retirée de son appartement, prendre les substances qu’elle juge les plus efficaces pour secourir le chef des Argonautes. Quand elle eut ouvert ce terrible sanctuaire, que l’odeur des philtres qu’il contenait se fût répandue dans l’appartement, qu’elle vit devant elle tous ces poisons recueillis au fond de la terre et des mers, et distillés sur les plantes par la Lune en courroux : « Peux-tu, se dit-elle à elle-même, te résigner ainsi au déshonneur, quand tu as ici mille morts, mille moyens de t’épargner un crime ? » En disant ces mots, elle contemple avec avidité le plus subtil de tous ces poisons, y fixe un moment ses regards, et, résolue de mourir, rassemble tout son courage. Mais (ô doux éclat du jour, plus doux encore aux approches du trépas !) elle s’arrête, et comme étonnée de son égarement :

« Mourir ! dit-elle ; le peux-tu au printemps de la vie ? La vie, la jeunesse, l’aspect d’un frère chéri qui s’avance vers la puberté, ces biens n’ont-ils pour toi plus de charmes ? Et Jason qui est lui-même à la fleur de son âge, Jason qui t’implore, qui n’espère qu’en toi, que tu as vu la première descendre sur ce rivage, ne sais-tu pas que ta mort sera la sienne ? Pourquoi, mon père, l’avoir leurré d’une alliance chimérique, au lieu de le livrer tout d’abord aux taureaux ? Moi-même alors, je le confesse, moi-même je l’ai voulu. Aujourd’hui, Circé, vos paroles seront mon excuse ; je dois vous obéir, et mon inexpérience doit céder à la maturité do votre âge et à la sagesse de vos conseils. » Dès lors, tout entière au guerrier thessalien, elle ne s’occupe plus que de lui, ne craint plus que pour lui ; le bonheur ou de vivre ou de mourir pour lui, voilà tout son désir. N’osant se fier à la vertu de ses propres enchantements, elle supplie Hécate d’en augmenter la puissance. Enfin, elle est prête.

Elle prend une fleur dont la vertu surpasse celle de toutes les autres, une fleur née sur le Caucase du sang de Prométhée, nourrie des feux du tonnerre, qui croît et se fortifie dans la neige et sous les frimas, et qu’arrose de ce funeste sang le vautour, lorsque, s’élançant du rocher où il déchire le foie du Titan, il en laisse tomber des