Page:Lucrèce, Virgile, Valérius Flaccus - Œuvres complètes, Nisard.djvu/535

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rête. Cependant un faible rayon de lumière glisse sur le port ; le jour est levé : voici blanchir les tours de la ville, ô crime ! elles sont reconnues. « Dieux de la mer, » s’écrie Tiphys du milieu de ses compagnons stupéfaits, (3, 260) « quel fatal sommeil m’avez-vous imposé ! Ô mes amis, de quel sang venons-nous d’inonder ce rivage ! » Mais ils ne peuvent ni gémir, ni lever leurs yeux qui leur font voir tous leurs forfaits ; leur sang se glace, leurs membres se roidissent. Telle est Agavé, lorsque, libre enfin des frénétiques inspirations de Bacchus, elle retrouve, au lieu du taureau qu’elle a immolé et des cornes de l’animal, les traits et la chevelure de son fils Penthée. Cependant les vieillards avaient quitté la ville pour courir au rivage ; mais à peine ont-ils reconnu leurs amis, qu’ils reculent et fuient épouvantés. Jason leur tend la main et s’écrie : (3, 270) « Qui fuyez-vous ? Oui, ces meurtres sont notre ouvrage ; et plût au ciel que nous fussions nous-mêmes les victimes ! Mais un dieu sans pitié nous a trompés tous. Nous sommes les Argonautes, vos amis, vos hôtes. Que tardons-nous de rendre à ces infortunés les honneurs suprêmes ? »

Ils se précipitent alors, en se lamentant, sur ces cadavres entassés et sans vie. La mère reconnaît son fils, l’épouse son mari, aux vêtements qu’elles leur ont tissus. Leurs longs gémissements frappent les échos du rivage et s’élèvent jusqu’au ciel. Les unes recueillent un dernier soupir, ou pressent des blessures encore palpitantes ; les autres, trop tard accourues, ferment des yeux éteints. (3, 280) Mais lorsqu’au milieu de cet amas sanglant on eut trouvé le corps de Cyzique, tout autre regret disparut ; on ne pleura plus que sur lui. Les mères, les esclaves, le peuple entier, tous se réunissent dans une commune douleur. L’affliction, le désespoir ne sont pas moins vifs chez les Argonautes. Rangés autour du cadavre, ils versent des larmes sur leur criminel triomphe, déplorent le coup parti de la main de Jason, et s’efforcent de l’en consoler. Lui, ne reconnaissant plus dans cette chevelure souillée de sang, dans ces joues livides, dans cette poitrine déchirée par le fer, l’ami qu’il a quitté la veille, presse dans ses bras le corps de Cyzique, et s’écrie au milieu des sanglots : (3, 290) « Infortuné ! la mort du moins t’a dérobé l’horreur de notre forfait, et tes plaintes n’ont pu protester contre la violation de notre amitié. Oh ! combien est plus triste ma destinée ! Voilà donc cet ami, voila cet hôte que la fortune ramène près de toi. Toi, périr de ma main, ô comble de malheur ! Est-ce là ce que j’espérais ? Est-ce là le prix que je réservais à ton affectueuse hospitalité ? Si les dieux voulaient ce combat et qu’il leur plût de le prolonger, n’était-il pas plus juste que je succombasse, et que tu restasses, toi, pour me pleurer ? Vous accuserai-je, antres du dieu de Claros, chênes de Jupiter ? (3, 300) Sont-ce là les combats, les triomphes que m’annonçaient vos oracles ? Fallait-il qu’ils se tussent sur ce crime effroyable, eux qui me prédisaient l’horrible trépas de mon vieux père et tant d’autres malheurs ? Fatal rivage ! dieux jaloux qui m’y avez ramené ! Où trouverai-je désormais un pays qui me reçoive, qui ne me chasse pas ayant à peine touché le rivage ? Les dieux m’ont