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les Lemniens arrivent, prêts à livrer leurs couches à des femmes de Thrace. Dis cela d’abord, et que cette fatale nouvelle soulève la jalousie de leurs épouses ; je serai là bientôt, et j’achèverai ton œuvre. »

La Renommée part. Joyeuse, elle descend au milieu de la ville, et va surprendre avant tout Eurynome, dans le palais de Codrus. C’est là que, dévorée d’ennuis, cette chaste et fidèle épouse attend son mari, fatigue ses servantes à filer la laine, rêve, au pied du lit nuptial, à cette guerre sans fin, (2, 140) et trompe ses insomnies par un travail sans relâche. L’autre, pleurant, mais déguisée sous les habits de Nééra, se frappe le visage, et s’écrie : « Plût aux dieux, ma sœur, que je ne fusse point chargée d’un pareil message, ou que l’onde engloutît plutôt l’objet de nos douleurs ! Cet époux, celui que, si noblement résignée, tu appelles de tes vœux et de tes larmes, est maintenant l’esclave de sa captive, et brûle pour elle d’un amour insensé. Tous deux vont arriver. Elle approche de ta couche, cette Thrace qui n’est ton égale ni en beauté, ni en adresse à manier le fuseau ; qui n’a pas ta modeste pudeur, qui n’est pas de l’illustre sang de Doryclus : (2, 150) des mains peintes, un visage fardé, voilà tous ses charmes. Peut-être qu’un autre hymen te consolerait de ces outrages, et que tu trouverais, sous un autre toit, une destinée meilleure ; mais je me sens glacée d’épouvante pour tes enfants, privés de leur mère et maudits par leur marâtre. Je la vois lever contre ces malheureux des regards sinistres ; je vois les mets, les breuvages empoisonnés. Tu connais la nature ardente de notre sexe : eh bien ! ajoute à cela cette férocité, cette soif de sang innée chez les Scythes. Elle viendra donc celle-ci que le lait des cavales a nourrie, que le froid a rendue plus farouche ; puis une autre, dit-on, à la face tatouée, descendra de son chariot barbare, et prendra aussi ma place dans ce lit d’où mon époux m’aura chassée. » Elle interrompt tout à coup ses plaintes, (2, 161) et part, abandonnant la tremblante Eurynome à ses larmes, à sa jalousie.

Elle va chez Iphinoé ; elle remplit des mêmes terreurs les maisons d'Olénius et d'Amythaon ; elle répand par toute la ville que les hommes de Lemnos délibèrent d’en chasser toutes leurs femmes, et d’y régner seuls avec leurs captives. La douleur et la rage sont au comble ; les Lemniennes s’abordent ; elles entendent et se répètent la nouvelle, elles n’en doutent plus. Alors, importunant les dieux de leurs cris, de leurs plaintes, elles ne cessent d’embrasser leurs lits, d’embrasser leurs portes mêmes ; elles s’arrêtent pour les revoir, pour y pleurer encore ; (2, 170) elles se sauvent enfin, ne pouvant contempler plus longtemps le toit conjugal. Rassemblées en foule, n’ayant plus d’autre abri que la voûte du ciel, elles s’excitent mutuellement à pleurer, maudissent leurs hyménées, et appellent sur des liens infâmes la vengeance des Furies.

Au milieu d’elles, Vénus, sous la figure de la triste Dryope, verse des larmes, et les anime par ses perfides sanglots. La première, elle s’écrie : « Ô Fortune, que ne nous donnas-tu pour demeures des maisons sarmates, pour pays le plus