Page:Lucrèce, Virgile, Valérius Flaccus - Œuvres complètes, Nisard.djvu/470

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Scylla mourante les invoquer à son heure dernière. Oui, vents, oui, c’est vous que je prends à témoin, et vous, brises légères, qui venez des régions du matin ; vous le voyez, je suis cette Scylla unie à vous par les liens du sang (410) (ah ! laisse-moi le dire, Progné, et ne t’en irrite pas), la fille du roi Nisus, cette Scylla, jadis l’objet des vœux empressés de tous les princes de la Grèce, aussi loin que l’embrassent les rives sinueuses de l’Hellespont ; Scylla, que tu nommas, ô Minos, par un engagement sacré, ton épouse : et tu m’entends, Minos, tu m’entends, bien que tu ne m’écoutes pas. Faudra-t-il qu’ainsi enchaînée je passe les ondes de cet immense abîme ? Quoi ! enchaînée et pendante durant tant de jours ! Ah ! sans doute, et je ne puis le contester, je l’ai mérité ce supplice, moi qui, dans mon ignorance, ai livré ma patrie, mes pénates chéris, (420) aux ennemis, à un barbare tyran. Il n’est que trop vrai ; mais, Minos, ta criminelle amante eût cru n’avoir à l’attendre, ce supplice, que dans Mégare, si quelque hasard y eût révélé notre pacte funeste ; et de ceux-là seulement dont elle a ruiné les murs, livré, la cruelle ! les temples aux flammes. Mais toi vainqueur !... Les astres, me disais-je, changeront de cours, avant qu’il ne me traite en misérable captive. Allons, allons, ton crime passe tous les miens. Et c’est toi que, pour me perdre, j’ai aimé plus que l’empire de mon père ! C’est toi, hélas ! Est-il étonnant qu’une jeune fille soit déçue par un beau visage ? (430) Je te vis, je péris, un fatal délire m’emporta. Non, je n’aurais pas cru que d’un corps si charmant dût me venir tant de mal : beauté, astre menteur, tu m’as trompée. Je te vis, et ne fus plus touchée ni des délices ni de l’opulence des palais où brillent le frêle corail et les larmes de l’ambre ; je laissai mes compagnes, belles comme moi ; la peur des dieux n’a pu retenir mes sens enflammés ; l’amour a tout vaincu : eh, que ne vaincrait-il pas ? Jamais ne ruissellera de mes tempes la myrrhe onctueuse ; jamais le pin odorant n’allumera pour mon hymen ses chastes torches ; (440) jamais le lit de cèdre ne se couvrira pour moi de la pourpre d’Assyrie. Je regrette les plus belles choses ; et la terre même, cette mère commune des êtres, ne recevra pas mes os recouverts d’un peu de sable. Quoi ! ne pas même vivre parmi tes suivantes, confondue dans la foule de tes esclaves ; ne pas y remplir de serviles offices ! ne pas, près de ton épouse (heureuse épouse, quelle qu’elle soit !), ne pas pouvoir tourner les lourds fuseaux chargés de lin ! Ah ! que n’usais-tu du droit de la guerre ? que n’égorgeais-tu ta captive ? Déjà mes forces défaillantes m’échappent ; ma tête tombe appesantie sur mon cou qui fléchit ; (450) meurtris par les nœuds qui les serrent, mes bras pendent, froids comme le marbre. Voici venir les monstres de la mer, voici les corps immenses qui peuplent ses eaux ; ils se rassemblent de tous côtés ; ils battent de leurs queues les flots azurés ; ils me menacent de leur gueule béante. Considère enfin, Minos, considère l’humaine destinée. Puissent suffire aux dieux tant de maux soufferts par une seule mortelle ! Que ces tortures m’aient été dues par le destin,