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pouvantent, c’est Jupiter ennemi. » Il dit, regarde autour de lui, voit une pierre haute, énorme, qui gisait dans la plaine, antique monument qui servait à marquer la borne litigieuse des champs voisins : (12, 899) douze hommes des plus robustes de ceux qu’enfante aujourd’hui notre terre, fléchiraient sous cette masse ; Turnus l’enlève d’une main furieuse, se dresse de toute sa hauteur, et d’une course haletante la lance à Énée. Mais il ne sent pas que la force lui manque pour courir et se précipiter, pour soulever et mouvoir le roc immense : ses genoux plient ; un froid glacial serre son cœur. La pierre, roulant dans le vide des airs, ne franchit même pas tout l’espace qui le sépare de son rival, et ne porte pas coup. Ainsi la nuit, durant nos songes, quand le sommeil languissant pèse sur nos yeux, il nous semble que nous voulons d’un avide élan prolonger une course impuissante, (12, 910) et que nous tombons épuisés au milieu de nos efforts ; notre langue est enchaînée ; notre corps n’a plus ses forces accoutumées ; la voix, ni les mots, ne suivent les désirs. De même Turnus, quoi que tente son courage, se sent trahi par l’infernal génie de la déesse.

Alors mille pensées diverses agitent son esprit. Il regarde les Rutules et la ville : la peur l’arrête ; il tremble de lancer son dard ; il ne sait où s’échapper, ni comment assaillir son ennemi ; plus de char, plus de sœur pour le conduire. Il balançait encore, quand Énée fait luire son fatal javelot ; (12, 920) il a cherché des yeux une place à ses coups ; il lance son arme de toute la force de son corps. Jamais n’ont tant frémi les murailles ébranlées par le bélier des sièges ; jamais la foudre ne rompit la nue avec d’aussi effroyables éclats. Pareil à un noir tourbillon, le dard vole, portant avec lui la mort ; perce les bords de la cuirasse et les sept lames repliées du bouclier de Turnus, et pénètre en sifflant au milieu de sa cuisse : à ce terrible coup, le grand Turnus tombe à terre sur ses genoux ployés. Des bataillons rutules s’élève un immense gémissement ; tout le mont en mugit, et les hautes forêts lui répondent en échos lamentables. (12, 930) Turnus humble et suppliant, les mains tendues vers son vainqueur, l’implorait du regard : « J’ai mérité la mort, lui dit-il, et je ne te demande point la vie ; use de ta fortune. Mais si tu es touché du sort d’un père malheureux (et toi aussi tu as plaint un père, le vieil Anchise), aie pitié de la vieillesse de Daunus. Et s’il te plaît de me ravir la lumière, rends mon corps aux miens. Tu as vaincu, et tous les Ausoniens m’ont vu te tendre des mains désarmées. Lavinie est à toi ; ne porte pas plus loin ta haine. »

Énée s’arrête au fort de sa fureur, roulant des yeux incertains, retenant son bras. (12, 940) Longtemps il hésite ; il va se laisser fléchir par les paroles de Turnus, quand apparaît à ses yeux et reluit avec ses boucles d’or si connues le malheureux baudrier de Pallas, d’un enfant que Turnus avait abattu par un coup mortel, et dont il portait sur ses épaules la dépouille ennemie.