Page:Lucrèce, Virgile, Valérius Flaccus - Œuvres complètes, Nisard.djvu/395

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vous insultent ; vous voyez comme Turnus s’emporte glorieux au milieu de ses escadrons, comme enflé de ses succès il se précipite à de nouveaux triomphes. Déjà les Troyens ne sont plus à couvert derrière leurs murailles ; les voilà réduits à combattre aux portes mêmes de leur camp et jusque dans leurs retranchements ; et leurs fossés regorgent de sang. Énée absent l’ignore. Ne permettrez-vous pas qu’ils soient enfin délivrés de ce siège ? Troie renaît à peine de ses ruines ; et voici que l’ennemi, voici qu’une autre armée menace de nouveau ses murs ; et des champs d’Arpos se lève contre les Troyens un autre fils de Tydée. Oui, ma blessure est à peine cicatrisée ; (10, 30) et moi, votre fille, je m’attends encore aux coups d’une arme mortelle. Si, sans votre permission et en dépit de vos décrets, les Troyens ont gagné l’Italie, qu’ils expient leur audace, et retirez-leur votre appui. Mais s’ils n’ont fait qu’obéir à tant d’oracles des cieux et des enfers, qui donc peut aujourd’hui renverser vos ordres, créer de nouveaux destins ? Rappellerai-je l’embrasement de nos vaisseaux sur le rivage d’Éryx, le roi des tempêtes suscité contre nous, les vents furieux déchaînés dans l’Éolie, Iris tant de fois poussée du haut des nues ? (10, 39) Voici qu’Allecto (l’enfer manquait encore à nos malheurs) soulève les Mânes contre nous ; et, s’élançant tout à coup du Tartare à la lumière des cieux, elle répand ses fureurs à travers les villes de l’Italie. L’empire promis à mes Troyens ne me touche plus ; nous l’avons espéré, tant que la fortune a été pour nous ; donnez la victoire à qui il vous plaira. S’il n’est aucune contrée que votre implacable épouse abandonne aux Troyens, je vous en conjure, ô mon père, par les ruines fumantes d’Ilion, permettez au moins que je sauve Ascagne du tumulte des armes, et qu’il me reste un petit-fils ! Qu’Énée, puisqu’on le veut, soit à jamais ballotté sur des mers inconnues, et qu’il suive la route, quelle qu’elle soit, que lui ouvrira la fortune : (10, 50) mais que je puisse protéger cet enfant, et l’arracher aux horreurs des combats, j’ai Amathonte, j’ai la haute Paphos, j’ai mes demeures de Cythère et d’Idalie. Qu’Ascagne, déposant ses armes, y achève sa vie tranquille et ignorée. Ordonnez que Carthage écrase l’Ausonie de sa pesante domination : rien ne va plus s’opposer à la grandeur tyrienne. Que nous sert donc d’avoir échappé aux calamités de la guerre, d’avoir fui à travers les feux argiens, d’avoir épuisé tous les périls de la mer et de la vaste terre, pour chercher dans le Latium une nouvelle patrie et pour y faire renaître Ilion ? Ne valait-il pas mieux rester sur les cendres éteintes de la patrie, (10, 60) et sur le sol où fut Troie ? Rendez, je vous en supplie, rendez aux malheureux Troyens leur Xanthe et leur Simoïs, et laissez-les recommencer tous les travaux d’Ilion. »


À ces mots Junon, transportée de fureur : « Pourquoi, dit-elle, me forcez-vous de rompre un profond silence, et de répandre en paroles des douleurs renfermées dans mon âme ? Qui des dieux ou des hommes a contraint votre Énée à chercher les combats, et à se porter en ennemi contre le roi des Latins ? Les destins, je le veux bien, et les fureurs de Cassandre l’ont poussé en Italie : mais l’avons-nous exhorté à quitter son camp, à confier sa vie aux vents ? (10, 70) Est-ce à un