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pire : là je déposerai tes oracles et les secrets destins annoncés à ma race, et des prêtres consacrés par moi les conserveront. Seulement ne va pas confier tes arrêts éternels à des feuilles légères, de peur qu’elles ne s’envolent, vain jouet des vents rapides. Parle, parle toi-même, je t’en supplie. » Enée se tut.

Cependant la Sibylle, impatiente du dieu, entre en fureur, et se démène dans son antre : elle voudrait secouer l’esprit puissant qui remplit sa poitrine : mais lui l’en obsède davantage, (6, 80) s’imprime sur sa bouche écumante, dompte son cœur farouche, et, redoublant ses assauts, la façonne à son gré. Alors les cent portes immenses s’ouvrirent d’elles-mêmes, et laissèrent se répandre dans les airs les paroles de la Sibylle. « Enée, dit-elle, te voilà enfin délivré des grands périls de la mer ; mais de plus terribles t’attendent sur la terre. Les Troyens pénétreront dans le royaume de Lavinium ; bannis donc de ton cœur ce doute inquiétant ; mais ils voudront un jour n’y être jamais entrés. Je vois la guerre, l’horrible guerre ; je vois le Tibre regorger de sang. Là aussi tu trouveras un Simoïs, un Xanthe, un camp des Grecs ; déjà le Latium a son Achille, (6, 90) fils aussi d’une déesse : là, Junon acharnée contre les Troyens, les poursuivra encore. À qui, dans ta détresse, ne tendras-tu pas des mains suppliantes ? quelle nation de l’Italie, quelle ville n’imploreras-tu pas ? La cause de tant de maux sera encore une femme étrangère, et un nouvel hymen disputé. Toi, ne cède pas au malheur, mais va d’un cœur plus intrépide jusqu’où te portera ta fortune. Une ville grecque, ce que tu n’aurais jamais espéré, t’ouvrira la première une voie secourable. »

Ainsi, des profondeurs de son terrible sanctuaire, la Sibylle de Cumes faisait entendre ces oracles mystérieux ; ainsi elle mugissait dans son antre, (6, 100) enveloppant les choses vraies d’une sainte obscurité : c’est le dieu qui secoue ses sens enchaînés et frémissants, c’est Apollon qui aiguillonne son âme rétive. Enfin ses fureurs s’apaisent, et la rage tombe de sa bouche haletante. Énée alors reprend : « Ô vierge, ces terribles images des travaux qui m’attendent n’ont rien de nouveau pour moi, et ne sauraient me surprendre : j’ai tout prévu, j’ai préparé mon âme à tout endurer. Je vous demande une seule grâce : puisque c’est ici la porte qui mène au royaume de Pluton, et le marais ténébreux de l’Achéron débordé, qu’il me soit permis de descendre en ces lieux, et d’y voir l’ombre et les traits chéris de mon père : montrez-moi le chemin, et ouvrez-moi les portes sacrées des enfers. (6, 110) Ce père tant aimé, c’est moi qui, à travers les flammes et poursuivi de mille traits, l’ai enlevé sur mes épaules et arraché aux mains des ennemis. Lui m’accompagnait dans mes courses errantes et sur toutes les mers ; il soutenait avec moi les menaçantes colères des cieux et des flots, faible et supportant des maux au-dessus des forces de l’impuissante vieillesse. Lui-même il me pressait d’aller à vous en suppliant, et de pénétrer dans votre sanctuaire. Daignez, ô prêtresse secourable, prendre en pitié et le fils et le père : car vous pouvez tout,