Page:Lucrèce, Virgile, Valérius Flaccus - Œuvres complètes, Nisard.djvu/321

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taire les Troyennes, rassemblées à l’écart, pleuraient Anchise, et toutes en pleurant contemplaient la profonde mer. « Hélas ! se disaient-elles, faut-il qu’après tant de fatigues il nous reste encore tant de mers à traverser ! » Toutes demandent des demeures fixes, une ville ; elles ont assez supporté d’ennuis sur les flots. Iris donc, adroite en ses desseins pervers, se jette au milieu d’elles, quitte ses traits et ses vêtements divins, (5, 620) et prend la forme de la vieille Béroé, épouse de Dorycle d’Ismare, et qui jadis eut un nom, un rang, et des enfants. La fausse Béroé se mêle aux femmes troyennes. « Malheureuses que nous sommes, leur dit-elle, nous que les mains victorieuses des Grecs n’ont pas traînées à la mort sous les murs de notre patrie ! Ah ! peuple déplorable, quelle funeste fin te réserve la fortune ! Voici venir le septième été, depuis que Troie est tombée ; mers orageuses, contrées lointaines, rocs inhospitaliers, climats inconnus, où ne sommes-nous pas emportées ? Depuis quand, le jouet incessant des vagues, ne poursuivons-nous pas l’Italie, qui fuit devant nous ? (5, 630) Ici a régné Éryx, frère d’Énée ; ici commande Aceste, notre hôte : qui nous empêche de bâtir ici des murailles, de donner une ville à nos concitoyens ? Ô ma patrie, ô mes pénates en vain arrachés au fer ennemi ! ne dirai-je donc plus, Voici Troie et ses murailles ? Ne verrai-je jamais les fleuves d’Hector, le Xanthe et le Simoïs ? Que n’allons-nous brûler ces malheureux vaisseaux ? Oui, cette nuit Cassandre m’a apparu en songe : elle m’a mis une torche à la main. "Ici cherchez Troie, m’a-t-elle dit ; ici est votre demeure." Allons, Troyennes, voici le moment d’agir. Qu’attendre encore, après de si grands présages ? Voici quatre autels consacrés (5, 640) à Neptune ; un dieu lui-même allume et nos torches et nos courages. » Elle dit, et, d’un bras qu’anime la rage, elle arrache un brandon, et, l’agitant dans les airs pour l’attiser, elle reluit dans les flammes : le brandon est lancé ; les esprits sont saisis et les cœurs stupéfaits. Cependant la plus âgée d’entre elles, Pyrgo, qui avait nourri de son lait tant d’enfants de Priam, s’écrie : « Troyennes, ce n’est pas Béroé du cap Rhété, ce n’est pas l’épouse de Doryclès que je vois ici ; remarquez cet air et cet éclat divins, ces yeux étincelants, cette vivacité céleste, ce visage, le son de cette voix, cette marche des immortelles. (5, 650) Moi-même j’ai tantôt quitté Béroé : languissante, elle gémit d’être seule privée du spectacle de ces fêtes, et de ne pouvoir porter au tombeau d’Anchise le tribut de ses pleurs. » Elle dit ; les Troyennes inquiètes, incertaines, jettent sur la flotte des regards sinistres, partagées entre l’amour insensé de la terre sicilienne, et la vive espérance de voir les grandeurs promises à Ilion par les destins. Soudain balançant ses ailes, la déesse s’enlève vers les cieux, et dans sa fuite trace sous la nue un grand arc de lumière. Frappées de ce prodige, et transportées de fureur, (5, 660) les Troyennes poussent de grands cris, ravissant aux saints foyers le feu des sacrifices. Quelques-unes dépouillent les autels, et jettent à la fois sur les vaisseaux le feuillage sacré, les guirlandes et les torches allumées. Le feu déchaîné éclate, et court sur les