Page:Lucrèce, Virgile, Valérius Flaccus - Œuvres complètes, Nisard.djvu/306

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foudroyante épée, (4, 580) il abat les amarres d’un coup du fer tranchant. La même ardeur transporte tous les Troyens ; on se précipite, on s’entraîne sur les eaux ; le rivage est déserté, la mer disparaît sous les voiles, et l’onde écume sous l’effort vigoureux des bras qui la sillonnent.

Déjà l’Aurore, abandonnant la couche embaumée de Tithon, répandait sur toute la terre sa lumière matinale, lorsque la reine, du haut des tours où elle veille, regardant l’horizon qui blanchit, voit la flotte troyenne voguer à pleines voiles, le rivage désert, le port abandonné et silencieux. Alors frappant trois et quatre fois son beau sein, (4, 590) et arrachant ses blonds cheveux : « Grand Jupiter, s’écrie-t-elle, il partira donc, ce lâche étranger ! il partira, et il aura insulté à mon empire ! Et mes Tyriens n’ont pas encore pris les armes ; et de toute la ville on ne s’élance pas à sa poursuite, on n’a pas encore traîné sur les flots ses vaisseaux dissipés ? Partez, volez, la flamme à la main, la voile au vent, et au large les rames... Mais que dis-je ? où suis-je ? et quelle fureur a renversé mes esprits ? Malheureuse Didon, c’est à présent que les perfidies de l’ingrat te touchent : il les fallait pressentir, quand tu lui donnais la moitié de ton sceptre. Voilà donc cette foi, cette main qui me répondait de ses serments ; le voilà cet homme pieux qu’on dit porter partout avec lui les dieux de sa patrie, ce fils qui s’est courbé sous un père accablé du poids des années. (4, 600) L’infâme ! je n’ai pu le saisir, le déchirer de mes mains, et semer sur les ondes ses lambeaux palpitants ; je n’ai pu massacrer ses compagnons, égorger Ascagne lui-même, et de mes mains lui en apprêter un horrible festin ? Mais la fortune du combat eût été douteuse : eh bien, elle l’eût été ! Résolue à mourir, qu’avais-je à craindre ! J’aurais porté la torche dans son camp, j’aurais rempli ses vaisseaux de flammes, j’aurais exterminé et le fils, et le père, et toute sa race, et moi-même après elle. Soleil, qui embrasses de tes regards toutes les actions des humains, et toi, Junon, témoin et complice de mes malheurs ; Hécate, pour qui les carrefours des grandes villes retentissent de hurlements nocturnes ; (4, 610) et vous, Furies vengeresses, vous tous, dieux d’Élise mourante, écoutez sa prière, et faites que mes vœux tournent au juste châtiment des parjures. S’il faut que cette tête maudite touche au port et aborde sur la terre d’Italie, si c’est là le terme de ses courses, si tel est l’arrêt de Jupiter, que du moins le perfide, assailli par vingt nations belliqueuses, chassé de ses frontières, arraché aux embrassements d’Iule, implore, des secours étrangers, et voie mourir d’une mort lamentable ses plus chers compagnons ; et quand il se sera soumis aux conditions d’une paix inique, qu’alors même il ne jouisse ni de son empire tant désiré, ni de la lumière du jour, (4, 620) mais qu’il meure avant le temps, et que son corps, privé de sépulture, gise sur l’arène. Voilà mon dernier vœu, voilà le dernier cri qui m’échappe avec mon sang. Et vous, ô mes Tyriens, exercez vos haines contre ses descendants et toute sa race future, et rendez cet honneur suprême à ma cendre : qu’entre les deux peuples il n’y ait ni amour ni alliance.