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justement cette divergence d’opinions, ce quelque chose d’indéfinissable, d’insaisissable, qui crée le charme de l’art, de la beauté, de la vie elle-même. Tolstoï cherche une définition de l’art, mais l’art n’est qu’une branche de la vie, et la vie, elle, est-elle définie ? Nous passons toute notre vie à en chercher la raison. Heureusement. Car le jour où nous découvrons la raison de notre existence, nous n’aurions peut-être plus de raison de vivre. Chaque être humain, quels que soient son développement intellectuel, sa race, les conditions sociales de sa vie, comprend à sa manière et la vie et la beauté, et l’art et le bonheur. Vouloir lui imposer une règle de conduite, une définition de la vie, c’est vouloir attenter à sa liberté individuelle, à la libre évolution de son développement. Vouloir imposer à l’artiste une définition de l’art, c’est vouloir lui ôter ce qu’il y a en lui de plus précieux : la liberté de son moi créateur, la liberté de son imagination, la force et l’originalité de ses émotions. Pourquoi vouloir imposer aux artistes nos idées abstraites ? C’est dans l’empire de la pensée abstraite qu’il faut chercher les différences radicales entre l’art contemporain et l’art des beaux temps héroïques où l’artiste était lui-même. « L’abstraction est un cadavre, dit l’éminent auteur de la Psychologie des sentiments, où — ce serait moins pittoresque, mais plus juste, — un squelette ; car une abstraction scientifique est la charpente osseuse des phénomènes[1] » Écartant ceux qui, par un don assez rare

  1. Th. Ribot. L’Évolution des idées générales. Paris, 1897, p. 153.