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leur camp ; sur le refus constant qui en fut fait, ils donnèrent ordre à la multitude de se retirer, et cent hommes restèrent pour en garder onze.

Les Français tinrent conseil, se conformant aux avis de M. de Saint-Simon, habitué aux mœurs de pareilles nations. Il ne leur cacha point qu’étant sans défense, le moindre mouvement mal interprété pouvait leur être funeste, et qu’il fallait montrer du sang-froid et de la tranquillité. On se rangea donc auprès de ce détachement de sauvages pour y passer une seconde nuit. On ne dormit point ; un des chefs, qui paraissait être le protecteur des Français, et qui avait déjà reçu des pipes et du tabac, fit les frais de la conversation et les cérémonies de l’hospitalité ; la pipe passa de bouche en bouche ; on chanta, les nôtres un peu à contre-cœur, et on mangea de la moelle de guanaques, qui paraît être un de leurs mets favoris.

Un instant pensa tout brouiller, par la mauvaise humeur d’un chef dont la physionomie était sinistre et qui prit à partie le chef notre protecteur. Il parlait avec le ton de la fureur, l’écume sortait de sa bouche, et ses gestes indiquaient qu’il récitait des combats malheureux que ses compatriotes avaient eus contre des hommes porteurs d’armes à feu. Les pleurs que fit couler son récit confirmèrent cette interprétation. M. de Saint-Simon parla aux siens, et disposa tout pour résister tant bien que mal en cas d’attaque, sans donner par ces dispositions d’ombrage aux Patagons, auxquels il tâcha de faire entendre, affectant un air déterminé, qu’il était surpris de leurs disputes et de leurs larmes, que ceux qu’il avait amenés avec lui étaient amis de leur nation, et plus disposés à les obliger qu’à leur faire injure, qu’ils les regardaient comme des frères et venaient contracter alliance avec eux. Le style de cette harangue par gestes aurait pu ne pas produire tout son effet si le jour n’avait enfin rétabli le calme et dissipé les inquiétudes réciproques.

Le temps était devenu plus serein ; on vit revenir le canot avec les présents si longtemps attendus. On les remit entre les mains des chefs ; il eût été impossible de les distribuer par familles, à cause du grand nombre. Les hommes qui s’étaient retirés la veille, s’étant