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aux autres ; ce grand nombre n’effraya pas nos gens, parce qu’il y avait dans la bande beaucoup de femmes et d’enfants. M. de Saint-Simon jugea que, pour contenter cette multitude, il fallait envoyer la chaloupe au vaisseau chercher une plus grande quantité de présents que celle qu’il avait apportée ; et par précaution, il fit demander à M. de la Giraudais un renfort d’hommes armés. La chaloupe tardant à revenir, il envoya le canot pour en accélérer l’expédition ; et dans l’impossibilité d’abandonner la négociation par l’intérêt que semblaient y prendre les sauvages, M. de Saint-Simon resta à terre avec les Français armés au nombre de dix. Cependant des cavaliers de tout âge descendaient rapidement les côtes et venaient grossir la troupe, dont le nombre augmenta jusqu’à huit cents ou environ. La position alors parut réellement critique ; le jour tombait ; nulles nouvelles du bord : un coup de vent, plus sensible au large qu’à terre, ayant retenu chaloupe et canot, notre peloton de Français entourés par les sauvages et prisonniers au milieu d’une multitude d’hommes bien montés, bien armés, et qui paraissaient observer entre eux une espèce de discipline, fit vainement tous les efforts pour donner à entendre qu’il désirait avoir son feu particulier et remettre les affaires au lendemain ; jamais les Patagons, soit amitié, soit défiance, n’y voulurent consentir. Il fallut se résoudre à passer la nuit avec une douzaine d’entre eux, les autres s’étant retirés dans leur camp.

Cette nuit passée sans fermer l’œil et sans vivres, sur le bord de la mer, parut bien longue aux Français. Mais quel fut leur embarras quand le jour naissant leur montra que le navire avait chassé de près d’une lieue et demie, par la violence du vent qui soufflait toujours en tempête ! C’était encore une journée au moins à passer avec ces Patagons, qui revinrent en famille comme la veille. Toutefois ils laissèrent une espèce de liberté à nos gens, dont il y en eut que la faim contraignit à aller chercher des moules sur le rivage. Les sauvages, qui s’en aperçurent, leur apportèrent quelques morceaux de chair de vigogne à moitié crus, mais qui furent trouvés excellents. À l’approche de la nuit, les chefs parurent exiger qu’on les suivit à