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moi-même dans l’île, couchant tous à la belle étoile et vivant de chasse, ne nous procurèrent la découverte d’aucune espèce de bois, ni d’aucun indice qui nous permît de conclure qu’un navire y avait abordé avant nous. Je trouvai seulement, et en abondance, une excellente tourbe qui pouvait suppléer au bois, tant pour le chauffage que pour la forge ; et je parcourus des plaines immenses, coupées partout de petites rivières d’une eau parfaite. La nature d’ailleurs n’offrait pour la subsistance des hommes que la pêche et plusieurs sortes de gibier de terre et d’eau. À la vérité ce gibier était en grande quantité et facile à prendre. Ce fut un spectacle singulier de voir à notre arrivée tous les animaux, jusqu’alors seuls habitants de l’île, s’approcher de nous sans crainte et ne témoigner d’autres mouvements que ceux que la curiosité inspire à la vue d’un objet inconnu. Les oiseaux se laissaient prendre à la main, quelques-uns venaient d’eux-mêmes se poser sur les gens qui étaient arrêtés ; tant il est vrai que l’homme ne porte point empreint un caractère de férocité qui fasse reconnaître en lui par le seul instinct, aux animaux faibles, l’être qui se nourrit de leur sang. Cette confiance ne leur a pas duré longtemps : ils eurent bientôt appris à se méfier de leur cruel ennemi.

Le 17 mars, je déterminai l’emplacement de la nouvelle colonie, à une lieue du fond de la baie à la côte du nord, sur un petit port qui ne communique avec la baie que par un goulet fort étroit. La colonie ne fut d’abord composée que de vingt-neuf personnes, parmi lesquelles il y avait cinq femmes et trois enfants. Nous travaillâmes sur-le-champ à leur bâtir des cases couvertes de jonc, et à construire un magasin assez grand pour renfermer les vivres, les hardes et les provisions de toute espèce que je leur laissai pour deux ans. Ces ouvrages furent exécutés par les matelots, et l’état-major des deux vaisseaux se chargea d’élever un fort en terre et gazon capable de contenir quatorze pièces de canon. Je travaillai à la tête de cet atelier, et j’admirai à quel point les circonstances extraordinaires exaltent les hommes et doublent leurs forces. Le zèle de ces officiers ne se ralentit pas un seul instant pendant quinze jours que dura ce travail