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de productions, s’il était cultivé. Le peu de froment et de maïs qu’on y sème y rapporte beaucoup plus que dans nos meilleures terres de France. Malgré cette fécondité du sol, presque tout est inculte, les environs des habitations comme les terres les plus éloignées ; ou si le hasard fait rencontrer quelques cultivateurs, ce sont des nègres esclaves. Au reste, les chevaux et les bestiaux sont en si grande abondance dans ces campagnes, que ceux qui piquent les bœufs attelés aux charrettes sont à cheval, et que les habitants ou les voyageurs, lorsqu’ils ont faim, tuent un bœuf, en prennent ce qu’ils peuvent manger, et abandonnent le reste, qui devient la proie des chiens sauvages et des tigres : ce sont les seul animaux dangereux de ce pays.

Les chiens ont été apportés d’Europe ; la facilité de se nourrir en pleine campagne leur a fait quitter les habitations, et ils se sont multipliés à l’infini. Ils se rassemblent souvent en troupe pour attaquer un taureau, même un homme à cheval, s’ils sont pressés par la faim. Les tigres ne sont pas en grande quantité, excepté dans les lieux boisés, et il n’y a que les bords des petites rivières qui le soient. On connaît l’adresse des habitants de ces contrées à se servir du lasso[1], et il est certain qu’il y a des Espagnols qui ne craignent pas d’enlacer les tigres : il ne l’est pas moins que plusieurs finissent par être la proie de ces redoutables animaux. J’ai vu à Montevideo une espèce de chat-tigre, dont le poil assez long est gris blanc. L’animal est très bas sur jambes et peut avoir cinq pieds de longueur : il est dangereux, mais fort rare.

Le bois est très cher à Buenos-Ayres et à Montevideo. On ne

  1. Le lasso dont ils se servent est une courroie tressée très forte, dont un bout est attaché à la selle du cheval qu’ils montent, et dont l’autre forme un nœud coulant. Munis de ce lasso, ils se réunissent plusieurs, et vont choisir au milieu des troupeaux la bête qu’ils veulent avoir. Le premier qui peut l’atteindre lui jette son lasso, et manque rarement de la saisir par les cornes. Un second, pendant que le taureau fuit le cheval de celui qui l’a enlacé, tâche de lui saisir avec son lasso une des jambes de derrière. Du moment où il a réussi, les chevaux dressés à cette chasse tournent avec vitesse chacun d’un côté opposé, et la secousse qu’ils donnent en tendant le lasso renverse le taureau. Alors ils s’arrêtent en tirant fortement sur le lasso, afin que le taureau ne puisse pas se relever. Dans cet état les hommes mettent pied à terre et tuent facilement l’animal couché et hors d’état de se défendre.