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chaos. Cependant nous allions tous les jours dans les bois chercher des lataniers et des palmistes, et tâcher de tuer quelques tourterelles. Nous nous partagions en plusieurs bandes, et le résultat ordinaire de ces caravanes pénibles était de revenir trempés jusqu’aux os et les mains vides. On découvrit cependant les derniers jours quelques pommes de mangles et des prunes monbin ; c’eût été un secours utile si on en eût eu connaissance plus tôt. On trouva aussi une espèce de lierre aromatique, auquel les chirurgiens crurent reconnaître une vertu antiscorbutique ; du moins, les malades qui en firent des infusions et s’en lavèrent ont-ils éprouvé quelque soulagement.

Nous avons tous été voir une cascade merveilleuse qui fournissait les eaux du ruisseau de l’Étoile. L’art s’efforcerait en vain de produire dans le palais des rois ce que la nature a jeté ici dans un coin inhabité. Nous en admirâmes les groupes saillants, dont les gradations presque régulières précipitent et diversifient la chute des eaux ; nous suivions avec surprise tous ces massifs variés pour la figure et qui forment cent bassins inégaux, où sont reçues les nappes de cristal coloriées par des arbres immenses, dont quelques-uns ont le pied dans les bassins mêmes. C’est bien assez qu’il existe des hommes privilégiés, dont le pinceau hardi peut nous tracer l’image de ces beautés inimitables. Cette cascade mériterait le plus grand peintre.

Cependant notre situation empirait à chaque instant que nous demeurions ici et que nous perdions sans faire de chemin. Le nombre et les maux de nos scorbutiques augmentaient. L’équipage de l’Étoile était encore dans un état plus triste que le nôtre. Chaque jour j’envoyais des canots dehors reconnaître le temps. C’était constamment le vent du sud presque en tourmente et une mer affreuse. Avec ces circonstances l’appareillage était impossible, d’autant plus qu’on ne saurait appareiller de ce port qu’en prenant une croupière sur une ancre, qu’il faut sortir tout de suite, et qu’on n’eût pu embarquer au large la chaloupe qui serait restée pour lever l’ancre, que nous n’étions pas dans le cas de perdre. Ces obstacles me détermi-