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tôt son alliée, tantôt son ennemie. Enoua-motou et Toupai sont deux petites îles inhabitées, couvertes de fruits, de cochons, de volailles, abondantes en poissons et en tortues ; mais le peuple croit qu’elles sont la demeure des génies ; c’est leur domaine, et malheur aux bateaux que le hasard ou la curiosité conduit à ces îles sacrées ! Il en coûte la vie à presque tous ceux qui abordent. Au reste, ces îles gisent à différentes distances de Taïti. Le plus grand éloignement dont Aotourou m’ait parlé, est à quinze jours de marche. C’est sans doute à peu près à cette distance qu’il supposait être notre patrie, lorsqu’il s’est déterminé à nous suivre.

J’ai dit plus haut que les habitants de Taïti nous avaient paru vivre dans un bonheur digne d’envie. Nous les avions crus presque égaux entre eux, ou du moins jouissant d’une liberté qui n’était soumise qu’aux lois établies pour le bonheur de tous. Je me trompais ; la distinction des rangs est fort marquée à Taïti, et la disproportion cruelle. Les rois et les grands ont droit de vie et de mort sur leurs esclaves et valets ; je serais même tenté de croire qu’ils ont aussi ce droit barbare sur les gens du peuple, qu’ils nomment tata einou, hommes vils ; toujours est-il sûr que c’est dans cette classe infortunée qu’on prend les victimes pour les sacrifices humains. La viande et le poisson sont réservés à la table des grands ; le peuple ne vit que de légumes et de fruits. Jusqu’à la manière de s’éclairer dans la nuit différencie les états, et l’espèce de bois qui brûle pour les gens considérables n’est pas la même que celle dont il est permis au peuple de se servir. Les rois seuls peuvent planter devant leurs maisons l’arbre que nous nommons le saule pleureur ou l’arbre du grand Seigneur. On sait qu’en courbant les branches de cet arbre et les plantant en terre, on donne à son ombre la direction et l’étendue qu’on désire ; à Taïti il est la salle à manger des rois.

Les seigneurs ont des livrées pour leurs valets ; suivant que la qualité des maîtres est plus ou moins élevée, les valets portent plus ou moins haut la pièce d’étoffe dont ils se ceignent. Cette ceinture prend immédiatement sous les bras aux valets des chefs ; elle ne couvre que les reins aux valets de la dernière classe des nobles. Les