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à des hommes persifleurs par état, qui ne sont jamais sortis de la capitale, qui n’approfondissent rien, et qui, livrés à des erreurs de toute espèce, ne voient que d’après leurs préjugés et décident cependant avec sévérité et sans appel. Comment ! par exemple, me disaient quelques-uns, dans le pays de cet homme on ne parle ni français ni anglais ni espagnol ? Que pouvais-je répondre ? Ce n’était pas toutefois l’étonnement d’une question pareille qui me rendait muet. J’y étais accoutumé, puisque je savais qu’à mon arrivée plusieurs de ceux mêmes qui passent pour instruits soutenaient que je n’avais pas fait le tour du monde, puisque je n’avais pas été en Chine. D’autres, aristarques tranchants, prenaient et répandaient une fort mince idée du pauvre insulaire, sur ce qu’après un séjour de deux ans avec des Français il parlait à peine quelques mots de la langue. Ne voyons-nous pas tous les jours, disaient-ils, des Italiens, des Anglais, des Allemands, auxquels un séjour d’un an à Paris suffit pour apprendre le français ? J’aurais pu répondre, peut-être avec quelque fondement, qu’indépendamment de l’obstacle physique que l’organe de cet insulaire apportait à ce qu’il pût se rendre notre langue familière, obstacle qui sera détaillé plus bas, cet homme avait au moins trente ans, que jamais sa mémoire n’avait été exercée par aucune étude, ni son esprit assujetti à aucun travail ; qu’à la vérité un Italien, un Anglais, un Allemand, pouvaient en un an jargonner passablement le français ; mais que ces étrangers avaient une grammaire pareille à la nôtre, des idées morales, physiques, politiques, sociales, les mêmes que les nôtres et toutes exprimées par des mots dans leur langue comme elles le sont dans la langue française ; qu’ainsi ils n’avaient qu’une traduction à confier à leur mémoire exercée dès l’enfance. Le Taïtien, au contraire, n’ayant que le petit nombre d’idées relatives d’une part à la société la plus simple et la plus bornée, de l’autre à des besoins réduits au plus petit nombre possible, aurait eu à créer, pour ainsi dire, dans un esprit aussi paresseux que son corps, un monde d’idées premières avant que de pouvoir parvenir à leur adapter les mots de notre langue qui les expriment. Voilà peut-être ce que j’aurais pu répondre, mais ce