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vieillesse à laquelle ils parviennent sans aucune incommodité, la finesse de tous leurs sens et la beauté singulière de leurs dents, qu’ils conservent dans le plus grand âge, quelles meilleurs preuves, et de la salubrité de l’air, et de la bonté du régime que suivent les habitants ?

Les végétaux et le poisson sont leur principale nourriture ; ils mangent rarement de la viande ; les enfants et les jeunes filles n’en mangent jamais, et ce régime sans doute contribue beaucoup à les tenir exempts de presque toutes nos maladies. J’en dirais autant de leurs boissons ; ils n’en connaissent d’autres que l’eau : l’odeur seule du vin et de l’eau-de-vie leur donnait de la répugnance ; ils en témoignaient aussi pour le tabac, les épiceries, et en général pour toutes les choses fortes.

Le peuple de Taïti est composé de deux races d’hommes très différentes, qui cependant ont la même langue, les mêmes mœurs, et qui paraissent se mêler ensemble sans distinction. La première, et c’est la plus nombreuse, produit des hommes de la plus grande taille : il est ordinaire d’en voir de six pieds et plus. Je n’ai jamais rencontré d’hommes mieux faits ni mieux proportionnés ; pour peindre Hercule et Mars, on ne trouverait nulle part d’aussi beaux modèles. Rien ne distingue leurs traits de ceux des Européens ; et s’ils étaient vêtus, s’ils vivaient moins à l’air et au grand soleil, ils seraient aussi blancs que nous. En général leurs cheveux sont noirs. La seconde race est d’une taille médiocre, a les cheveux crépus et durs comme du crin ; sa couleur et ses traits diffèrent peu de ceux des mulâtres. Le Taïtien qui s’est embarqué avec nous est de cette seconde race, quoique son père soit chef d’un canton ; mais il possède en intelligence ce qui lui manque du côté de la beauté[1].

  1. On m’a souvent demandé et on me demande encore pourquoi, emmenant un habitant d’une île où les hommes sont en général très beaux, j’en ai choisi un vilain. J’ai répondu, et je réponds ici une fois pour toutes, que je n’ai point choisi : l’insulaire venu en France avec moi s’est embarqué sur mon vaisseau de sa propre volonté, je dirai presque contre la mienne. Assurément j’aurais regardé comme un crime d’enlever un homme à sa patrie, à ses pénates, à tout ce qui faisait son existence, quand bien même j’aurais imaginé que la France l’adopterait et qu’il n’y resterait pas à ma charge.