Page:Louis Antoine de Bougainville - Voyage de Bougainville autour du monde (années 1766, 1767, 1768 et 1769), raconté par lui-même, 1889.djvu/126

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la baie Française pour traverser aux terres de Feu, où nous atterrâmes sur les dix heures à l’embouchure d’une petite rivière dans une anse de sable, mauvaise même pour les bateaux. Toutefois, dans un temps critique ils auraient la ressource d’entrer à mer haute dans la rivière, où ils trouveraient un abri. Nous dînâmes sur ses bords dans un assez joli bosquet qui couvrait de son ombre plusieurs cabanes sauvages. De cette station, nous relevâmes la pointe du ouest de la baie Française au nord-ouest-quart-ouest cinq degrés ouest, et on s’en estima à cinq lieues de distance.

Après-midi nous reprîmes notre route en longeant à la rame la terre de Feu ; il ventait peu de la partie du ouest, mais la mer était très houleuse. Nous traversâmes un grand enfoncement dont nous n’apercevions pas la fin. Son ouverture, d’environ deux lieues, est coupée dans son milieu par une île fort élevée. La grande quantité de baleines que nous vîmes dans cette partie, et les grosses houles nous firent penser que ce pourrait bien être un détroit, lequel doit conduire à la mer assez proche du cap de Horn. Étant presque passés de l’autre bord, nous vîmes plusieurs feux paraître et s’éteindre ; ensuite ils restèrent allumés, et nous distinguâmes des sauvages sur la pointe basse d’une baie où j’étais déterminé de m’arrêter. Nous allâmes aussitôt à leurs feux, et je reconnus la même horde de sauvages que j’avais déjà vue à mon premier voyage dans le détroit. Nous les avions alors nommés Pécherais, parce que ce fut le premier mot qu’ils prononcèrent en nous abordant, et que sans cesse ils nous le répétaient, comme les Patagons répètent le mot chaoua. La même cause nous a fait leur laisser cette fois le même nom. J’aurai dans la suite occasion de décrire ces habitants de la partie boisée du détroit ; le jour prêt à finir ne nous permit pas cette fois de rester longtemps avec eux. Ils étaient au nombre d’environ quarante, hommes, femmes et enfants, et ils avaient dix ou douze canots dans une anse voisine. Nous les quittâmes pour traverser la baie et entrer dans un enfoncement que la nuit déjà faite nous empêcha de visiter. Nous la passâmes sur le bord d’une rivière assez considérable, où nous fîmes grand feu et où les voiles de nos bateaux, qui étaient