Page:Loti - Roman d’un enfant, éd. 1895.djvu/58

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
44
LE ROMAN D’UN ENFANT

passaient dans le lointain sur ce mince filet d’eau, remontant vers le port ou se dirigeant vers le large. C’était du reste notre seule échappée de vue sur la vraie campagne ; aussi ces fenêtres de ma grand’tante Berthe avaient-elles pris, de très bonne heure, un attrait particulier pour moi. Surtout le soir, à l’heure où se couchait le soleil, dont on voyait de là si bien le disque rouge s’abîmer mystérieusement derrière les prairies… Oh ! ces couchers de soleil, regardés des fenêtres de tante Berthe, quelles extases et quelles mélancolies quelquefois ils me laissaient, les couchers de l’hiver qui étaient d’un rose pâle à travers les vitres fermées, ou les couchers de l’été, ceux des soirs d’orage, qui étaient chauds et splendides et qu’on pouvait contempler longuement, en ouvrant tout, en respirant la senteur des jasmins des murs… Non, bien certainement, il n’y a plus aujourd’hui des couchers de soleils comme ceux-là… Quand ils s’annonçaient plus spécialement magnifiques ou extraordinaires, et que je n’y étais pas, tante Berthe, qui n’en manquait pas un, m’appelait en hâte : « Petit !… petit !… viens vite ! » D’un bout à l’autre de la maison, j’entendais cet appel et je comprenais ; alors je montais quatre à quatre, comme un petit ouragan dans les escaliers ; je montais d’autant plus vite, que ces escaliers commen-