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atonie farouche. Rivés à leur barre comme deux arcs-boutants de marbre, ils faisaient, avec leurs mains crispées et bleuies, les efforts qu’il fallait, presque sans penser, par simple habitude des muscles. Les cheveux ruisselants, la bouche contractée, ils étaient devenus étranges, et en eux repassait tout un fond de sauvagerie primitive.

Ils ne se voyaient plus ! ils avaient conscience seulement d’être encore là, à côté l’un de l’autre. Aux instants plus dangereux, chaque fois que se dressait, derrière, la montagne d’eau nouvelle, surplombante, bruissante, horrible, heurtant leur bateau avec un grand fracas sourd, une de leurs mains s’agitait pour un signe de croix involontaire. Ils ne songeaient plus à rien, ni à Gaud, ni à aucune femme, ni à aucun mariage. Cela durait depuis trop longtemps, ils n’avaient plus de pensées ; leur ivresse de bruit, de fatigue et de froid, obscurcissait tout dans leur tête. Ils n’étaient plus que deux piliers de chair raidie qui maintenaient cette barre ; que deux bêtes vigoureuses cramponnées là par instinct pour ne pas mourir.