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les prairies de Chanaan, et ils montent des chevaux harnachés de rouge, de bleu ou de jaune, — que, du reste, nous dominons du haut de nos selles imposantes et qui nous semblent à présent de toutes petites bêtes, aux allures gaies et folles. Ils nous regardent beaucoup, ces passants, et nous considèrent comme des étrangers de l’Extrême Sud.

Nous sommes longs à nous réhabituer à cette animation de la campagne, à ce morcellement de la terre fertile, à cet encombrement de la vie. Au désert, on était des rois, disposant d’espaces sans mesure ; ici, il faut suivre d’étroits sentiers et encore s’y ranger souvent pour laisser passer ses pareils. Ici, tout est rapetissé sous une lumière amoindrie, — et ces cultivateurs, si simples qu’ils paraissent comparés aux hommes d’Occident, sont déjà astreints à mille servitudes qu’ignorent les Bédouins de là-bas, oisifs et libres, ne pratiquant que le pillage et la guerre.

Quant à nos dromadaires, ils sentent à leur façon le changement des milieux ; très excités en pénétrant dans cet éden des bêtes brouteuses, ils vont d’une allure inégale, le nez au vent, flairant de droite ou de gauche les prairies et les fleurs, s’arrêtant à toute minute, avec des grognements de convoitise, pour essayer de tondre les orges fraîches. Et ils mérite-