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CHAGRIN D’UN VIEUX FORÇAT

coupée. Oh ! le moment d’horrible douleur ! Le voir se débattre et mourir, entraîné dans le sillage rapide, et ne pouvoir rien pour lui ! D’abord, dans un premier mouvement bien naturel, il avait voulu crier, demander du secours, s’adresser à Yves lui-même, le supplier... Élan arrêté aussitôt par la réflexion, par la conscience immédiate de sa dégradation personnelle : un vieux misérable comme lui, qui est-ce qui aurait pitié de son moineau, qui est-ce qui voudrait seulement écouter sa prière ? Est-ce qu’il pouvait lui venir à l’esprit qu’on retarderait le navire pour repêcher un moineau qui se noie, — et un pauvre oiseau de forçat, quel rêve absurde !... Alors il s’était tenu silencieux à sa place, regardant s’éloigner sur l’écume de la mer le petit corps gris qui se débattait toujours ; il s’était senti effroyablement seul maintenant, pour jamais, et de grosses larmes,