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pouvait dire. La rive sur laquelle se tenait le conciliabule était, en temps ordinaire, d’une douzaine de pieds au-dessus de l’eau. Mais aujourd’hui le fleuve débordé grondait au ras du sol, dévorant, de minute en minute, d’énormes pans de terre, qui s’engloutissaient dans les gueules béantes et tourbillonnantes des ondes brunes, où ils semblaient s’évanouir. Pour peu que le niveau montât encore, le camp de Red Cow[1] serait inondé.

— Non, ça ne me va pas ! répondit Arizona Jack, avec un rictus amer. Trois jours de vivres sont insuffisants.

— Souviens-toi, cependant, de ton camarade Manchester, rétorqua gravement Marcus O’Brien. Lui, il n’a pas eu de vivres du tout !

— Et l’on retrouva ses restes à l’embouchure du fleuve, à demi dévorés par les huskys…[2] Grand merci ! Il avait tué, d’ailleurs, sans provocation. Joë Deeves, sa victime, n’avait rien fait, rien dit, rien gazouillé même. Uniquement parce qu’il souffrait de l’estomac, Manchester avait été vers lui et l’avait estourbi. Je ne crains pas de te le déclarer en face, O’Brien, tu n’es point juste envers moi. Accorde-moi une semaine de vivres, et j’aurai des chances de sauver ma peau. Avec trois jours seulement, mon compte est réglé.

— Mais pourquoi aussi, interrogea O’Brien, as-tu tué Ferguson ? Je ne puis tolérer plus longtemps ces crimes sans raison. Cela doit cesser. Red Cow n’est déjà pas si peuplé. C’était un camp bien noté et jamais, autrefois, on n’y voyait de ces tueries. Jack, j’en suis fâché pour toi ! Mais il faut que tu serves d’exemple. Ferguson ne t’avait pas suffisamment provoqué pour mériter d’être tué.

Arizona Jack renifla, puis riposta :

— Pas provoqué ! Je t’ai déjà dit et je le répète, O’Brien, tu ignores tout de l’affaire. Pourquoi je l’ai

  1. La « Vache Rouge ».
  2. Les huskys sont une variété, à demi sauvage, de chiens de traîneaux employés dans l’Alaska.