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CHAPITRE V.

continuation du précédent.

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jean-baptiste say et son école.

Au fond Say n’a fait que mettre en ordre les matériaux confusément entassés par Adam Smith, les rendre intelligibles

    laquelle elle excellait : l’Angleterre la fabrication des draps, l’Allemagne celle des toiles, la France celle des soieries. C’étaient là dans la concurrence internationale les trois industries de beaucoup les plus importantes, car il était alors si peu question de celle du coton, que le mot d’industrie du coton ne se trouve même pas dans les écrits d’Adam Smith, et la fabrication du fer, dans laquelle l’Allemagne avait encore les devants sur les deux autres pays, ne présentait alors que peu d’importance sous ce rapport. Non-seulement l’Angleterre, la France et l’Italie, mais encore l’Espagne et le Portugal avec leurs colonies étaient approvisionnées de toiles en majeure partie par l’Allemagne. La France et la Hollande, l’Espagne et le Portugal ne prenaient pas à la production coloniale une part moindre que l’Angleterre, et l’Allemagne ne le cédait à aucune autre contrée pour le débouché dans les régions tropicales de ses articles fabriqués ; la consommation des denrées coloniales était d’ailleurs insignifiante comparativement à ce qu’elle est aujourd’hui. Partout, excepté dans les colonies, les classes moyennes et inférieures ne consommaient, en fait d’objets manufacturés, que ceux qui avaient été produits dans l’intérieur des familles, ou du moins, à une époque où chaque ville, chaque district, souvent même chaque village avait son costume particulier, sur les lieux mêmes ou dans le voisinage. Au lieu de s’étendre aux articles de grand débit, si l’on excepte les toiles dont la fabrication était aux mains des Allemands, la concurrence internationale se réduisait aux consommations relativement restreintes des hautes classes.
      « En supposant, dans un tel état de choses, une libre concurrence de ces trois nations industrielles, on pouvait difficilement s’empêcher de reconnaître qu’elle leur serait également profitable à toutes trois. Aucune d’elles n’avait sur les deux autres une trop grande avance dans le commerce avec les contrées tropicales, dans la possession des capitaux, dans l’outillage ou dans les frais de production. Chacune possédait des avantages particuliers à l’égard de quelques articles, sans être trop en arrière de ses rivales dans son éducation industrielle générale, dans ses relations commerciales et dans la fabrication des autres objets.

      « Il était fort naturel dans de pareilles circonstances que la théorie du libre commerce fût accueillie, qu’on n’eût pas le moindre soupçon des dangers qu’elle portait dans son sein, et qu’Adam Smith représentât le système protecteur comme le produit de l’intérêt personnel et de l’esprit de routine des industriels.
      « Les progrès des sciences, les grandes inventions et, surtout, les machines, les changements politiques et commerciaux, ont, dans le cours des quatre-vingts dernières années, déterminé une révolution industrielle depuis laquelle ce qui précédemment avait passé pour sagesse est devenu folie, et ce qui avait paru éminemment avantageux se trouve plein de périls.
      « Pour nous faire une idée nette de la prépondérance que la puissance des capitaux et des machines a acquise sur le travail manuel, nous n’avons qu’à imaginer une lutte entre un bateau à vapeur et une barque. Quelques efforts que fassent les rameurs de la barque, fussent-ils au nombre de cent, fussent-ils doués d’une intelligence et d’une force de corps remarquables, ils seraient aisément distancés par deux hommes d’une capacité et d’une vigueur tout à fait ordinaires…
      « Précédemment un pays industriel ne pouvait produire pour les autres pays qu’une faible quantité d’objets manufacturés, parce que l’augmentation des salaires était un obstacle naturel à un développement extraordinaire de la production ; l’Angleterre, par conséquent, sous le régime de la liberté commerciale, n’aurait pu se présenter sur les marchés étrangers qu’avec le produit de centaines de mille d’ouvriers ; aujourd’hui, à l’aide de ses machines, elle offre sur ces mêmes marchés l’équivalent du produit de centaines de millions de bras, et il n’y a pas de raison pour que, sous la libre concurrence, elle ne centuple pas cette production.
      « Précédemment la concurrence internationale ne portait que sur les objets de luxe et que sur un petit nombre d’articles ; aujourd’hui les nations industrielles les plus avancées sont, par les prix minimes de leurs produits, en mesure de détruire toutes les manufactures des peuples moins avancés, et jusqu’à une grande partie de ces petites industries qu’on avait crues jusqu’à présent attachées aux localités.
      « Précédemment chaque industrie était quelque chose d’existant par soi-même, dont la prospérité et la conservation reposaient sur l’habileté des ouvriers et sur l’activité des entrepreneurs, dont l’existence n’était mise en péril que rarement et sous l’action persévérante de causes destructives, et dont la chute n’exerçait que peu d’influence sur l’ensemble du travail national ; aujourd’hui l’industrie manufacturière d’un grand pays forme un ensemble fondé sur la puissance des machines et sur la possession de capitaux considérables, qui permet aux nations les plus avancées, non-seulement d’exceller dans quelques branches, mais de primer dans toutes, non-seulement de supplanter pour un temps limité, dans quelques branches, les nations relativement en arrière, mais de les dépouiller de tout avenir industriel. » (H. R.)